«J’étais dépressif, perdu, sans repères»: Bruce Springsteen se confie
Dans l’invitation à la conférence de presse du film Springsteen: Deliver Me from Nowhere à Beverly Hills, le nom de Bruce Springsteen ne figurait nulle part. L’artiste américain ne se prête que rarement à l’exercice.
Certes, il le fait plus que Bob Dylan, mais moins que Bon Jovi. Les junkets, ces défilés de journalistes venus du monde entier pour interwiever les stars sur leur actualité, ce n'est vraiment pas son genre.
Et pourtant, durant la présentation, un «invité spécial» est soudainement annoncé au programme. Ce ne pouvait être que lui! Va-t-il chanter? Ou simplement serrer quelques mains? Ni l’un ni l’autre.
Parfaitement coiffé, le visage lisse façon Hollywood, le chanteur de 76 ans entre dans la salle accompagné du réalisateur Scott Cooper, et s’assoit derrière une table. Les photos et les vidéos sont strictement interdites.
Le biopic du Boss est sur les écrans
Le rockeur parait plus âgé qu’en concert. Il a les yeux baissés, ses mains sont cachées sous la table. Avec une casquette et un cigare au coin des lèvres, il pourrait passer pour un vieil agriculteur.
Décrit par le réalisateur comme «l’artiste le plus authentique d’Amérique», Bruce Springsteen a accepté, à la dernière minute, de répondre durant une demi-heure aux questions d’un petit groupe de journalistes tirés au sort. Notre correspondante à Hollywood faisait partie des heureux élus.
Pourquoi avoir accepté qu’un biopic à votre sujet voie le jour maintenant?
Bruce Springsteen: Je n’y avais jamais pensé. Les producteurs ont entendu Warren Zanes dans un podcast, et se sont dit que son livre (Deliver Me from Nowhere: The Making of Bruce Springsteen’s Nebraska) pourrait donner un bon film.
La bande-annonce de Springsteen: deliver me from nowhere
Et avant même que je m’en rende compte, Warren et le réalisateur Scott Cooper étaient assis, un après-midi, chez moi. J’ai aimé leur idée de centrer le film sur l’album Nebraska sorti en 1982, plutôt que de faire une biographie musicale classique.
C'est-à-dire?
Il s'agit d'un drame psychologique, centré sur les personnages, avec de la musique.
À 30 ans, je vivais encore à Asbury Park, dans un milieu très populaire, même si j’avais déjà du succès. C’était une période particulière de ma vie.
En quoi cela était-il particulier?
À l’époque, je traversais plusieurs difficultés personnelles. À 30-31 ans, j’entretenais encore un rapport très ambivalent avec le succès, et je me demandais si c'était vraiment une bonne chose.
J’avais acheté une maison à Los Angeles, et la première chose que j’ai dite en entrant, c’était "Mais qu’est-ce que je fais ici, dans cette maison, à Los Angeles?" Je n’arrivais pas à en prendre possession psychologiquement.
Les premières nuits, je m’y sentais totalement étranger. J’étais au bout du rouleau et j’ai appelé mon manager, Jon Landau, qui était déjà, et reste aujourd’hui encore, un mentor important. Il avait une expérience de la psychanalyse.
Fallait-il du courage pour porter votre vulnérabilité et ces troubles mentaux à l’écran?
Eh bien, en tant qu’auteur-compositeur, on se met toujours à nu. Quand on est artiste, cela fait partie du métier. C’est ainsi qu’on aide le public à donner du sens à la vie. Pour moi, cela ne relève pas du courage.
Il faut pouvoir exprimer ses émotions, et c’est ce que j’ai fait. Je n’ai donc eu aucun problème à ce que le film aborde cet aspect.
Comment avez-vous vécu le fait de revivre, à travers le film, la période difficile avec votre père, décédé en 1998?
Scott a très bien compris la dynamique entre père et fils. Le film rend justice à mon travail et à ma vie, mais aussi à ma famille et aux difficultés qu’a connues mon père, à la vie compliquée qu’il a eue. Cela compte beaucoup pour moi. La scène où je suis assis sur ses genoux après un concert s’est déroulée exactement ainsi.
Qu’est-ce qui vous a le plus ému dans le film?
Les scènes de famille étaient les plus importantes pour moi, et ce sont aussi celles qui m’ont le plus touché. Par exemple, les passages avec ma mère et le petit Matthew Pellicano, qui joue mon rôle enfant. La maison de ma grand-mère, où j’ai grandi avec mes parents, a été reconstituée. Je rêve plusieurs fois par an de cette maison, et cette fois, j’ai réellement pu en arpenter les pièces à nouveau. Cela a énormément compté pour moi.
Avant de me dire, à la fin, combien c’était merveilleux d’avoir cette trace de nos luttes familiales et de notre vie.
Ce moment où votre famille regarde le film La Nuit du chasseur a-t-il une signification particulière?
Oui, c’est une fable sombre racontée du point de vue des enfants. Dans mon album Nebraska, plusieurs histoires sont également racontées depuis cette perspective.
Charles Laughton, qui n’a réalisé qu’un seul film, a su capturer le monde à travers le regard d’un enfant avec une justesse remarquable. C’est une histoire magnifique, et l’acteur Robert Mitchum y est exceptionnel.
Que pensez-vous de Jeremy Allen White dans le rôle du jeune Bruce Springsteen?
Je le connaissais grâce à la série The Bear.
J’ai été vraiment heureux qu’il accepte le rôle. Cela peut sembler cliché, mais ce type est une véritable rockstar.
Il a une présence incroyable, une manière de bouger, de se tenir… mais surtout, il possède une intensité intérieure que la caméra capte parfaitement. Je savais que c’était essentiel pour le film, puisqu’il repose entièrement sur la vie émotionnelle intérieure.
Êtes-vous satisfait du film?
Le film que Scott m’avait promis est bien celui que l’on voit à l’écran. J’espère qu’il trouvera son public, car Scott a réellement accompli quelque chose de spécial. Il montre quelqu’un en train de créer, du premier éclat d’inspiration jusqu’à la naissance d’une œuvre concrète. Ce processus de création reste un mystère.
Et, honnêtement, je n’ai aucune idée si j’écrirai un jour une autre chanson. Vraiment. Cela dépend en partie de la muse… ou des dieux.
En même temps que le film sort la réédition Nebraska ’82: Expanded Edition. Quelle place occupe aujourd’hui cet album à vos yeux?
C’est amusant, lorsque je rencontre de jeunes fans, ils citent souvent Nebraska comme étant la porte d’entrée vers l’ensemble de mon œuvre.
Le mythique album au complet
Je ne sais pas pourquoi. Je l’ai réécouté il y a environ un mois et j’ai remarqué à quel point ma voix y sonnait jeune. C’est l’album d’un jeune homme. Mes morceaux préférés restent Nebraska et, bien sûr, My Father’s House.
Qu’est-ce qui vous inquiète le plus concernant votre héritage musical?
J’y réfléchissais davantage lorsque j’étais plus jeune. Aujourd’hui, beaucoup moins. Un bon ami à moi, le réalisateur John Sayles, m’a un jour confié qu’il faisait ses films pour le présent, afin que les gens puissent les relier à leur propre vie, ici et maintenant. Je vois mon travail de la même manière. Je ne sais pas si les gens se souviendront de moi plus tard, ni si ce que j’ai fait résonnera d’une manière ou d’une autre dans l’avenir. Je joue pour le moment présent.
Vous êtes très critique à l’égard du président Donald Trump, n’avez-vous pas peur de vous exposer?
Pour moi, cela n’a pas été une décision difficile, car j’écris sur ce pays depuis 50 ans. En ce moment, la critique semble faire partie de mon travail.
J’ai dit pendant la tournée que j’avais le sentiment que le pays se trouvait en état d’urgence, et qu’on ne pouvait pas laisser ce type s’en tirer à si bon compte.
Nous avons élaboré une setlist fondée sur l’idée qu’il existe, partout dans le monde, des gens qui croient encore à une Amérique fidèle à ses idéaux les plus élevés, et qu’il vaut la peine de se battre pour eux. Je n’ai donc eu aucune hésitation.
Il y aurait encore beaucoup à raconter sur votre vie, pourriez-vous imaginer une suite?
Bien sûr, 2, 3 ou même 4, comme les Rocky! (rires) Ou Star Wars. Pourquoi pas?
"Springsteen: Deliver Me from Nowhere", est actuellement au cinéma.
