Numa Cardinaux fait partie de ces passionnés dont les yeux crépitent comme des braises dès qu'ils évoquent leur domaine. Lui, c'est le t-shirt. Mais pas n'importe quel t-shirt. Ceux des années 80-90. Un univers en soi qu'il maîtrise sur le bout des doigts et sous toutes les coutures. Prononcez le mot magique et son visage s'illumine. Là, il devient intarissable.
Le jeune entrepreneur nous a donné rendez-vous un matin dans son nouvel écrin, à l'Avenue de Beaulieu 35, à Lausanne. Sur la vitrine de ce bâtiment court sur pattes, perdu entre les immeubles d'habitations, son logo s'étale. Comme un jet de peinture jeté là avec bonne humeur. «Numa Supply», un nom glissé par sa copine, très investie dans le projet, il y a plus d'une décennie.
En nous faisant faire le tour du propriétaire, des toilettes transformées en cabine d'essayage à la cave remplie de sacs de fringues (et de trésors!), Numa revient sur les origines de cette boutique, qui a ouvert ses portes il y a deux semaines seulement, après avoir commencé sur Instagram. Un cap symbolique pour le Lausannois de 26 ans, dont la passion remonte à son enfance.
La première fois qu'il a franchi la porte d'une friperie, Numa n'a que 13 ou 14 ans. A l'époque, chez les ados de son âge, les fringues vintage n'ont pas la hype actuelle. Au contraire. Porter du vieux, ça craint. Mais pour ce fan de rap des années 90, c'est une révélation. Baggy, sweats et t-shirts à l'effigie de ses idoles, de 50Cent à 2Pac: il se trouve ce qu'il faut pour leur ressembler. Et surtout, une vocation.
Un apprentissage dans une boutique de seconde main de Vevey, la disparue Lowkey, achève de lui apprendre les ficelles du métier et de planter sa vocation.
Il tire également des enseignements de ce qui n'a pas fonctionné chez ses employeurs. Par exemple? «Prendre un associé», glisse-t-il avec malice. Lui, il sera seul aux commandes.
En 2019, Numa profite d'un voyage de plusieurs mois au Canada pour faire le tour des warehouses, d'énormes entrepôts de tri qui récupèrent les vêtements jetés à la poubelle.
Et il se met à acheter.
Pendant un an, il accumule. «Mon père n'en pouvait plus, il me mettait la pression», se souvient-il en riant. «Il me disait: Mec, bouge-toi, fais quelque chose de ces trucs!»
Un papa qui a joué un rôle important dans l'énergie entrepreneuriale de son fils. «Il m'a toujours poussé. C'est lui qui m'a appris que rien n'est impossible. Il faut juste taffer. Intelligemment.»
Il faudra toutefois attendre 2021 pour l'impulsion décisive. Numa perd l'un de ses meilleurs amis d'un cancer. Ce dernier vendait justement des vêtements de deuxième main sur son compte Instagram et organisait des ventes. C'est le déclic. «J'ai pris conscience que moi aussi, j'allais mourir. Je ne voulais pas avoir passé ma vie à reporter ce projet à plus tard.»
Ni une, ni deux, il conçoit un logo et une identité visuelle avec l'aide d'Alex Pointet, Shaolin Design de son nom d'artiste, qui joue un rôle essentiel dans le processus de création.
Nous sommes interrompus par le parrain de Numa, Yves, et sa compagne, Sophie, dont le showroom YE Texprod occupe les locaux d'à côté. «Il nous épate», lance Yves avec fierté. «Un vrai passionné, abonde Sophie. Il m'hallucine. Il connait tout. L'histoire de chaque produit.»
Numa reprend le fil de son récit et la fondation de Numa Supply. A l'origine, une simple page Instagram, où il expose et vend ses pièces. Un «petit plus» à côté de son job principal dans un magasin de sneakers lausannois, Pump it Up, qui possède des antennes partout en Suisse, où il s'occupe de la gestion des commandes.
Pour conserver ses vêtements accumulés, il finit par louer une cave à Lausanne, un lieu «sombre», «moche» et «hyper humide», où il les photographie et les poste sur les réseaux sociaux. Vient ensuite un premier showroom à Lausanne, où ses clients peuvent venir essayer les pièces sur rendez-vous.
Un fonctionnement qui perdurera jusqu'à ce mois de juin 2025, lorsque Philippe, son père, passe devant un bâtiment inoccupé de l'Avenue de Beaulieu. Il faut s'imaginer des lieux désaffectés, dans leur jus, entre moquette pourrie et absence d'électricité. Numa n'hésite pas. Il pose son dossier. Ce sera pour lui.
Mais au fond, pourquoi le t-shirt? Cet habit «négligé» au profit des trench coats, des jeans ou des chemises? Après avoir un peu touché à tout, de Lacoste à Ralph Lauren, c'est à partir de 2020 que Numa se prend de passion pour ce vêtement du quotidien. «Le meilleur du monde», selon lui.
C'est que le t-shirt constitue un véritable «game», avec ses codes, ses prix, ses spécificités, son marché. Une science obscure pour le commun des mortels. Quand on n'y connait rien, il est facile de se faire piéger. «Un t-shirt Pink Floyd ne coûtera pas grand-chose quand un Oasis ou un Nirvana peut atteindre 1000 francs», cite Numa en exemple.
Si le jeune homme écoule ses pièces les plus chères auprès d'un réseau de clients étrangers, notamment en Asie et aux Etats-Unis, il tient à ce que les produits dans sa boutique restent accessibles - ici, le prix du t-shirt n'excède pas 100 francs, le prix moyen tourne autour de 60.
Pourquoi pas plus? Pourquoi pas moins? «Je n'ai pas envie de frustrer les gens», justifie-t-il. «Il n'y a rien de plus énervant que d'avoir un coup de coeur hors de prix. En Suisse, personne n'achète de t-shirt à 150 francs. C'est trop cher.»
Il conçoit que débourser une telle somme pour un t-shirt vintage reste un somme importante. «J'aime comparer ça au marché des livres anciens. C'est ma règle: si quelqu'un achète un t-shirt dans ma boutique, il pourra toujours le revendre sur internet au prix qu'il l'a payé ici. C'est sa valeur. Pas un prix que je fixe moi librement.»
On ne résiste pas à la tentation de lui demander ce qu'il pense du vieux débat des t-shirts de fan. A-t-on le droit de porter un haut Gun N'Roses, même si l'on ne connait ni le groupe ni la musique?
«Moi, je le fais», admet-il avec un sourire. «Parce que pour moi, c'est du graphisme pur. En ce moment, je porte un t-shirt Athletissima alors que je n'ai jamais couru de ma vie! Si un mec vient vers moi demain pour me le reprocher, je lui répliquerai que c'est un t-shirt de 1995, avec cette étiquette, cette licence, etc.»
Venons-en à la recherche des t-shirts. Comment organise-t-il sa traque? Si Numa ne peut pas nous fournir trop de détails, puisque ce sont précisément ses fournisseurs qui font sa plus-value, il veut bien nous glisser qu'il se rend chaque mois dans des centres de tri en France et en Italie. Des warehouses dont il a fallu venir au bout des résistances pour franchir les portes, très convoitées.
Quid de la Suisse? «C'est très compliqué. Le marché de la seconde main est sous la coupe de Texaid. C'est la mafia», résume-t-il. Il affirme les avoir contactés à maintes reprises pour pouvoir avoir la possibilité de revendre des vêtements en Suisse et raccourcir les circuits. «Mais ils ne répondent même pas.»
Puis vient le temps de la recherche. Un travail minutieux, laborieux. Le rythme implacable de la fast-fashion, qui pousse les gens à se débarrasser de plus en plus de vêtements, a augmenté les quantités de fringues jetées.
Sans oublier les recels Vinted, qui lui compliquent la tâche: «Des mecs qui achètent des tas de fringues Ralph Lauren à 5 balles pièces et qui les revendent 50 francs. Ils niquent les vendeurs comme moi, qui veulent proposer des pièces de qualité à un certain prix.»
Face aux dizaines de magasins de seconde main qui pullulent à Lausanne et en Suisse romande, nous sommes curieux de savoir ce qui fait sa particularité. Pourquoi lui plutôt qu'un autre? La réponse fuse. «La plupart des magasins commandent des ballots de vêtements soit aux Etats-Unis, en Italie ou en Angleterre, sans savoir ce qu'il y a dedans», explique Numa.
«Ensuite, ils mettent la majorité en rayon, sans faire attention. Moi, je ne commande pas de lots. Je me déplace pour aller les choisir. Ce qu'on trouve dans mon magasin, c'est ma sélection. Pièce par pièce.»
«Pour moi, c'est ce qui fait la différence entre mon magasin et une friperie fourre-tout», conclut-il.
Numa Supply sera davantage qu'une friperie fourre-tout, c'est certain. Et même davantage qu'une boutique de t-shirts vintage choisis avec amour. Numa rêve d'un «espace qui n'existe pas à Lausanne». A savoir un lieu alternatif, où se mêlent vêtements, gens, artistes, évènements.
A l'image de la soirée d'ouverture, organisée début septembre, où des tireuses à bière gratuites installées dans un coin ont côtoyé DJ et pizzas. L'objectif est de rendre le lieu vivant. «Tous les deux-trois mois, par exemple, nous allons organiser un évènement en collaboration avec un artiste et sortir un t-shirt ensemble.»
Premier exemple: un t-shirt conçu avec les ateliers de sérigraphies Test Print, sur la base d'un plan de la ville de Lausanne (volé, mais chut).
«Je rêve d'un lieu qui ne soit pas élitiste, où tout le monde est le bienvenu, de l'étudiant fauché au quadragénaire qui peut claquer des thunes. Même un type corporate qui ne quitte pas son costume. Je veux que tout le monde puisse profiter de ce spot incroyable.»
Pour cette ville qu'il aime tant, le jeune entrepreneur concocte dans son esprit tout un tas de projets. Expositions, collaborations ou encore personnalisation de ses «propres» t-shirts vintage, avec des techniques de sérigraphie de l'époque. Lausanne n'a plus qu'à se tenir prête.