A peine débarqué dans le hall de la gare de Lausanne, mes narines sont chatouillées. Et me font tout de suite comprendre la situation. Mince! J'arrive exactement en même temps que le train spécial des fans servettiens. Il est 12h40, le coup d'envoi du derby lémanique de Super League sera donné à 14h15.
En plus de la fumée de leurs engins pyrotechniques, leurs beuglements et les puissantes détonations couvrent tous les autres bruits de cet endroit pourtant tumultueux de base. Avoir l'impression d'être en plein milieu d'une guérilla urbaine n'a rien d'agréable...
Mais si je craignais d'arriver au même moment que cette nombreuse et turbulente cohorte, ce n'était pas par peur pour ma sécurité, mais bien en prévision des galères que le cortège genevois allait causer aux bus lausannois, seul moyen de transport public pour se rendre au stade de la Tuilière.
Lors de mon dernier LS-Servette le 9 décembre 2023, tant l'aller que le retour (finalement effectué en entier à pied) entre la gare et l'enceinte construite sur les hauts de la ville avaient été des chemins de croix, déjà à cause du cortège grenat. Or, comme tout journaliste qui se respecte, j'aime arriver sur place avec de la marge, histoire d'éviter le stress et avoir suffisamment de temps pour préparer «mon» match. Dimanche, j'ai vite compris que mes craintes étaient fondées.
Il y a d'abord cette place de la gare partiellement barrée (pour sécuriser l'endroit pendant le passage des supporters servettiens) et les longues minutes à attendre un bus 1 ou 21 pour la Blécherette, l'arrêt à côté du stade. Tout ça n'augure rien de bon... Aucune information n'est affichée sur l'abri pour annoncer une quelconque perturbation. A mon grand dam, l'application CFF n'est pas plus généreuse en renseignements.
Après un bon quart d'heure d'attente en vain, je décide d'activer mon plan B: prendre le métro (m2) jusqu'à la Riponne, marcher et attendre un bus à l'arrêt Valentin. Un, deux, trois, quatre véhicules défilent, mais aucun n'affiche la destination tant désirée.
Pire: le seul «21 Blécherette» qui passe file tout droit. Je me surprends à faire un geste du bras au conducteur et lâcher un petit juron, par dépit. Le temps passe, je commence à l'avoir mauvaise. D'autant plus que, comme à la gare, aucune information n'est donnée. La seule borne informatique censée annoncer le prochain bus affiche «Information indisponible»...
Un nouveau véhicule de la ligne 21 s'arrête. Mais son panneau lumineux indique «Paudex», soit le sens opposé par rapport au stade de la Tuilière. Je lance au chauffeur à travers la porte ouverte:
Il soupire. Ses propos sont inaudibles. Je me rapproche. Deuxième tentative. «Vous allez à la Blécherette?» Sa réponse m'oblige à me frotter les oreilles, et plutôt deux fois qu'une.
J'hallucine, comme dirait un célèbre chef dans une émission TV où il vient retendre les bretelles de cuistots en galère. Le chauffeur n'est pas antipathique. Il semble désolé pour ce chaos. Lui-même est dans le flou le plus total. Pour prouver sa bonne foi, il me montre son moniteur de parcours, dont l'écran est effectivement tout noir.
Arrive son successeur. «Bonjour Monsieur! Excusez-moi: vous allez à la Blécherette?» «Oui!». Ouf... Après quelques minutes de trajet, j'aperçois l'arène du Lausanne-Sport – et les fourgons de police devant – à travers ma vitre.
J'assiste aussi à cette belle scène sur les sièges d'à côté. André, 75 ans, écharpe du LS autour du cou, s'assied et salue poliment son vis-à-vis, Fabio (70 ans), supporter servettien qui affiche lui aussi fièrement ses couleurs. Les deux hommes échangent un sourire. Cette interaction pourtant anodine m'émeut profondément.
C'est déjà la deuxième fois durant ce parcours, après mon coup de gueule contre le chauffeur qui ne s'est pas arrêté, que mes propres émotions me surprennent.
Mais l'échange entre André et Fabio, aussi banal soit-il, me redonne foi en l'humanité. Celle où des fans adverses savent encore partager une passion commune. Celle où l'on n'a pas systématiquement envie de la mettre par derrière à l'adversaire, pour euphémiser le jargon – souvent entendu dimanche, dans les deux camps – des ultras.
La courtoisie de ces deux hommes tranche avec l'arrivée du cortège servettien. Entre deux pétards assourdissants, ses meneurs échangent des mots doux avec quelques Lausannois venus provoquer et les «stewards» accompagnant la cohorte grenat ordonnent – très agressivement – aux badauds qui filment de ranger leur téléphone.
Pendant le match (remporté par Lausanne 1-0), RAS. A part les innombrables, mais banals, fumigènes et feux d'artifice des deux kops. Et puis, tout à coup, cette annonce du speaker, peu avant 16h00, quelques minutes avant le coup de sifflet final:
Dès la fin de la partie, je me précipite donc à l'arrêt Blécherette pour prendre le premier bus possible. Il y en a un, bondé. Il part, je reste sur le quai. Je ne le sais pas encore, mais ce sera le dernier. Il est 16h15. «Il n'y a plus de bus qui partent d'ici, il vous faut marcher jusqu'à l'arrêt Bossons, 300 mètres plus bas», indique un bénévole des TL. Comme à l'aller, les lignes sont détournées pour permettre au cortège genevois de retourner à la gare.
N'apercevant aucun véhicule dans les parages, je décide de descendre jusqu'à la Riponne à pinces. Exactement comme ce 9 décembre 2023.
Pour moi, c'est une situation désagréable mais pas insurmontable: je suis jeune, en bonne santé et je connais bien la ville de Lausanne.
Alors même que son stade, encore flambant neuf, a été inauguré il y a seulement quatre ans...
Oui, c'était la gabegie totale. On peine à imaginer cette ville accueillir des matchs de Coupe d'Europe si une simple rencontre de championnat un dimanche après-midi pose autant de problèmes de transport. C'est dommage, parce que le Lausanne-Sport, qui vient d'aligner quatre victoires de suite et a grimpé au 6e rang de Super League, mérite du public et peut nourrir des ambitions continentales.