On les repère de loin sur l'autoroute, grâce à leurs couleurs et aux logos peints sur les carrosseries. Une fois à leur hauteur, on lève la tête pour essayer d'apercevoir, derrière les vitres teintées, les stars qui sont assises à l'intérieur. Non, les cars des équipes de foot professionnelles ne sont pas des bus comme les autres. Et ils rendent le rôle de chauffeur bien particulier. Alain Carrier, au service du Servette FC depuis bientôt trois ans, peut en témoigner.
Le cinquantenaire, qui a auparavant aussi officié pour le Stade Nyonnais, a des anecdotes à la pelle.
Certains, moins élégants, choisissent plutôt de déplier leur majeur au passage du bus grenat. «Je me souviens d'un type à Marseille, où on jouait un match amical, qui est sorti en courant d'une pharmacie pour nous faire un doigt d'honneur», se marre, avec du recul, Alain Carrier. Il tient à rassurer: la plupart du temps, tout se passe bien au volant. Contrairement à son prédécesseur, il n'a par exemple jamais subi de caillassage en transportant des footballeurs.
Les échanges sont même souvent sympas avec les automobilistes. «Quand je vois des gamins avec les yeux rivés sur le bus, je leur fais le signe V avec mes doigts, et ils me répondent de la même façon.» Ou encore: «En Suisse allemande, un gosse a sorti un maillot du FC Zurich et le tenait à bout de bras derrière sa vitre. Je lui ai fait "Non, non" avec mon index et ai pointé le logo de Servette».
Ces interactions le prouvent: être chauffeur d'une équipe de foot pro, c'est faire bien plus que transporter des sportifs. Il contribue à construire l'image positive du club, dont le bus est un symbole. «A Bâle, par exemple, beaucoup d'enfants viennent prendre des photos devant le car», sourit Alain Carrier. «Alors je leur propose de s'installer derrière le volant pour que leurs parents puissent faire une photo et garder un bon souvenir.» Et qui sait, peut-être que dans quelques années, ces petits Bâlois retourneront au Parc Saint-Jacques contre Servette, non pas pour encourager le FC Bâle mais avec un maillot grenat sur les épaules. Il suffit parfois de peu pour créer une histoire d'amour entre une personne et un club.
«Il faut être capable d'amener ce petit plus, et ne pas rester cantonné dans son simple rôle de conducteur», estime le chauffeur des Servettiens, qui prend son rôle d'ambassadeur très à cœur. Ces qualités humaines sont aussi appréciables au sein de l'équipe. Elles sont utiles en contribuant à construire un esprit de groupe sain, indispensable pour obtenir des bons résultats sur le terrain. «Certains confrères font payer les boissons aux joueurs. Moi, ça me gêne. Il faut créer de la convivialité.» Alors, après les matchs, Alain Carrier place quelques M&M'S et une boisson sur chaque siège. De quoi (re)donner le sourire à leur occupant. «Cet été, juste après un match de préparation contre Xamax, Moussa Diallo m'a confié: "J’étais dans le dur, mais j'ai pensé au Coca qui m'attendait après le match, et ça m'a redonné de l'énergie"», rembobine le chauffeur.
Pour Alain Carrier, conduire des footballeurs pros était un rêve gosse. Il n'a jamais désenchanté. Aujourd'hui, il se sent «appartenir à cette famille» qu'est le Servette FC. Preuve de sa passion: l'employé d'Helvécie, l'entreprise prestataire, collectionne toutes les feuilles de route des déplacements depuis décembre 2019, quand il a fait ses débuts au volant grenat. Un sentiment d'appartenance renforcé par la tenue officielle aux couleurs de Servette, que le club lui a offerte, mais surtout par la réciprocité des liens avec les joueurs et le staff genevois. «Quand il est parti, Grejohn Kyei m'a par exemple offert son maillot», s'émeut Alain Carrier, qui explique avoir été choisi comme unique chauffeur officiel par les footballeurs eux-mêmes, en mai dernier.
Un statut qui l'a obligé à pousser la chansonnette en public récemment. «C'est la tradition quand on arrive dans l'équipe», révèle-t-il.
Reste à savoir si Alain Carrier s'est produit devant ses collègues sous ses noms de scène. Ou de route, plutôt: Lainlain et Gerry. «"Lainlain", c'est parce qu'il a fallu me trouver un surnom car je me retournais toujours quand les gens appelaient mon homonyme Alain Geiger, l'entraîneur», explique-t-il. Et pourquoi «Gerry»? Il rigole. «C'est Louis Matte, l'ex-entraîneur du Genève-Servette HC, que je transporte aussi de temps en temps, qui me l'a donné. C'était le nom d'un gars au Canada, Gerry Rochon, qui était connu pour avoir une mémoire encyclopédique sur le sport. Louis Matte me chambrait avec ça, parce que je connais toutes les sorties d'autoroute de Suisse.»
Si Alain Carrier a été si bien accueilli dans la maison grenat, c'est bien sûr grâce à sa personnalité sociable, sa conduite douce et fiable, mais aussi parce qu'il fait gagner le Servette FC. C'est en tout cas ce que pensent les joueurs. «Les footballeurs sont extrêmement superstitieux», témoigne-t-il.
Inutile de préciser que les footballeurs gardent toujours la même place dans le bus. Et parfois, leurs croyances vont loin. Très loin. Et elles obligent les chauffeurs à faire des choses folles. «Il y a quelques années, je suis allé chercher à Cointrin une équipe nationale junior de l'Est, je ne me souviens plus quel pays, qui participait à un tournoi international à Nyon», rembobine Alain Carrier.
Arrivé devant le stade de Colovray, rebelote. «Cette fois, je n'ai pas pu éviter une marche arrière. Cette équipe a perdu en finale du tournoi. Ma tête est certainement mise à prix dans ce pays», se marre-t-il. Si Alain Carrier est peut-être persona non grata quelque part en Europe de l'Est, il sera, par contre, le bienvenu à Liverpool. Le charismatique coach des Reds, Jürgen Klopp, avait apprécié les services du Genevois. «Je les avais transportés lors de leur match d'Europa League à Sion, en 2015. Sur le tarmac, juste avant de monter dans l'avion, Klopp m'a donné une tape amicale sur l'épaule en me disant: "Good job!" J'ai trouvé ça très classe.»
C'est aussi ce genre de geste qui caractérise un grand entraîneur. Celui qui a compris que, dans un club, tous les membres, du responsable matériel jusqu'à la superstar en passant par le chauffeur, sont indispensables à la réussite.