C’est presque impossible de l’ignorer. Le youtubeur français Inoxtag, 22 ans, a gravi l’Everest. Il le raconte dans un documentaire d’abord diffusé en salles, puis mis en ligne sur sa chaîne YouTube. Si le jeune homme assure vouloir promouvoir le dépassement de soi à travers le récit de son aventure, certains commentateurs n’ont cependant pas manqué de critiquer le fort coût économique comme écologique que représente l’ascension de l’Everest.
Alors l’alpinisme est-ce un goût de l’effort ou bien un simple loisir d’hommes riches et privilégiés? Regardons un peu comment cette discipline est née afin d’y voir plus clair.
L’esprit de l’alpinisme a été forgé dans l’Angleterre victorienne de l’Alpine Club, le premier club alpin au monde, créé en 1857. Même si cela peut paraître surprenant au vu de la topographie britannique, ce sont bien des bourgeois anglais, à la pointe de l’alpinisme (dans les Alpes, mais aussi dans le Caucase ou l’Himalaya) jusqu’à l’entre-deux-guerres, qui lui ont donné ses codes et ses valeurs.
Pourquoi l’Angleterre? Plusieurs facteurs se conjuguent pour y expliquer la naissance de l’alpinisme: un contexte de paix intérieure, l’apparition d’une nouvelle classe bourgeoise issue de la révolution industrielle, férue d’exploration et abreuvée de l’idéologie impérialiste de l’époque; mais aussi marquée par des valeurs sportives inculquées dans les écoles et universités destinées aux garçons des élites sociales, aux «gentlemen». En effet, le sport moderne apparaît en Angleterre à la même époque.
Le développement des transports favorise dans un premier temps l’arrivée de ces conquérants d’un genre nouveau dans les Alpes, dont ils escaladent la grande majorité des sommets vierges pendant leurs congés estivaux, car la plupart travaillent – comme hommes d’affaires, avocats ou juges, professeurs, médecins, toutes ces professions prestigieuses de l’époque.
Ils se tourneront ensuite vers des massifs plus éloignés où ils chercheront, là encore, à «faire des premières». Parmi eux l’Everest, dont l’accès est fermé aux autres nations pendant les années 1920 et 1930, période intense d’expéditions britanniques (infructueuses) sur la montagne. Aujourd’hui encore, en Angleterre comme en France, les alpinistes sont issus de milieux qui restent globalement favorisés, malgré une démocratisation de la pratique depuis ses débuts élitistes.
L’esprit de cette pratique recoupe ainsi les valeurs et idéologies de ces hommes de la bonne société, dont le club est non seulement resté longtemps fermé aux hommes des classes moyennes et populaires, mais aussi aux femmes.
Au premier rang de ces valeurs, on retrouve le fair-play, appris par la pratique du sport, et qui consiste dans l’alpinisme à se battre de manière loyale, «à armes égales», contre l’adversaire (la montagne) en faisant en sorte que l’issue du combat (atteindre le sommet ou non) ne soit pas jouée d’avance. Pour cela, on restreint le recours à certaines aides artificielles: pitons, oxygène, etc. L’éthique actuelle de l’alpinisme conduit toujours à préférer des ascensions avec le moins d’appuis possibles, comme le «style alpin» en Himalaya.
On retrouve également la défense d’un idéal d’exploration et de conquête, toujours très présents de nos jours dans l’idée que le grand alpinisme doit ouvrir des itinéraires ou des sommets nouveaux.
Les qualités viriles et masculines sont valorisées dans l’esprit de l’alpinisme originel – c’est une dimension qui apparaît dans le taux encore très faible de femmes parmi les grands alpinistes.
Sans oublier la dimension risquée et incertaine de l’alpinisme, vu depuis toujours davantage comme une aventure que comme un simple sport.
Le refus d’un alpinisme commercial et même, pour les puristes, professionel, est également à noter. Suivant cette perspective centrée sur l’amateurisme, qui était celle des premiers alpinistes, le simple fait de pratiquer pour de l’argent excluait les guides de l’alpinisme, quand bien même ils étaient respectés «sportivement» par leurs employeurs.
De là découle aussi un rejet de l’autopromotion et de la médiatisation, considérées comme vulgaires et indignes d’un gentleman. Ce retour en arrière, aux origines d’un «esprit de l’alpinisme» qui, malgré des évolutions, continue de marquer la manière dont on considère le grand alpinisme aujourd’hui, peut expliquer les débats qui entourent l’ascension d’Inoxtag et, plus souvent que l’inverse, les critiques qui s’élèvent à son égard de la part d’alpinistes appartenant à l’élite de ce sport.
Pour ces derniers, le youtubeur n’a en rien réalisé un exploit. L’ascension de l’Everest par sa voie normale, encadré par des Sherpas et en faisant usage de l’oxygène artificielle et des cordes fixes ancrées sur la paroi, n’est plus considérée comme une ascension difficile depuis une cinquantaine d’années, en témoigne la foule qui se presse au sommet les jours d’affluence, jusqu’à créer des embouteillages. S’il faut néanmoins être en bonne condition physique, pour plusieurs dizaines de milliers d’euros (le prix dépend de la prestation fournie), on peut être emmené par des professionnels au sommet de l’Everest.
En effet, aujourd’hui, un exploit dans l’Himalaya consisterait, par exemple, à réaliser une ascension nouvelle, c’est-à-dire jamais réalisée auparavant, sans oxygène, sans Sherpa, en «style alpin» (sans corde fixe et en bivouaquant dans la voie), c’est-à-dire dans le respect des principes éthiques – le fair-play – du «grand alpinisme» actuel.
Dans ce contexte, la médiatisation de l’ascension d’Inoxtag, et la méprise qu’elle peut occasionner parmi son public sur ce qu’est le grand alpinisme, fait grincer des dents les himalayistes qui réalisent ce type d’ascensions, bien moins médiatisées et rémunératrices, et plus généralement une élite de l’alpinisme qui en maitrise les codes plus que centenaires.
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original.