Björn Borg et Roger Federer ont tapé leurs premières balles contre leur garage, Stan Wawrinka contre la grange familiale de Saint-Barthélemy. Les mêmes gestes, répétés inlassablement, ont fait de ces trois hommes des champions dans leur sport. Jannik Sinner (23 ans), vainqueur de l'US Open dimanche en battant Taylor Fritz en finale, a lui aussi commencé le tennis en se pliant, seul, à une routine fastidieuse.
Cependant, l'Italien a trouvé le moyen d'ajouter un peu de fantaisie dans son apprentissage. Plutôt que de faire rebondir la balle contre une surface lisse, il a choisi de viser l'interrupteur de sa chambre. Il répétait cet exercice inlassablement, jusqu'à ce que son voisin excédé ne frappe contre le mur pour lui demander de cesser ses plaisanteries.
Son entraînement peut sembler facile, mais il ne l'était en réalité qu'une fois sur deux. Quand la lumière de la chambre était allumée, le petit Jannik savait exactement comment atteindre l'interrupteur et il avait peu de chance de le rater. C'était en revanche plus compliqué quand la pièce était plongée dans le noir. L'enfant devait trouver le moyen de frapper la balle sans la voir, puis viser une cible imperceptible.
«Jannik perfectionnait sa capacité à bien viser, mais aussi à résister, à trouver une solution lorsqu'on est en difficulté face à un adversaire», soulignait La Repubblica en novembre dernier, dans un article relatant l'apprentissage insolite de la nouvelle coqueluche du sport italien. «On, off. On, off. C'est la deuxième phase qui détermine qui va réussir.»
Le média transalpin voyait dans cette façon de progresser une analogie avec la méthode choisie par Björn Borg (et donc par Federer et Wawrinka). S'entraîner face à un mur, «c'est une façon d'être dans le match comme si on jouait seul, pas contre quelqu'un, pas contre le destin ni même contre soi-même. Un chemin naît dans cette solitude et cette obscurité, dans la façon d'apprivoiser cette configuration particulière, d'habiter ces espaces et de chercher des trajectoires, des angles, des issues, jusqu'à ce que l'impossible devienne naturel.»
Tous les grands de leur sport sont passés par là, et pas seulement en tennis. Combien de coups francs David Beckham a-t-il bottés face au but vide pour devenir un maître des balles arrêtées? Combien de cols Vincenzo Nibali s'est-il farcis en hiver pour remporter le Tour de France? Combien de shots à trois points Stephen Curry a-t-il enchaînés mécaniquement aux entraînements?
5+ minutes without a miss.
— Golden State Warriors (@warriors) December 26, 2020
Stephen. Curry. pic.twitter.com/8DV0z5gtib
Ces exemples de réussite ont fait ressurgir une vieille théorie, développée dans les années 90 par le psychologue américain K. Anders Ericsson, prétendant que 10 000 heures de pratique régulière et intensive étaient nécessaires pour devenir un expert dans son domaine. C'est évidemment faux: il faut beaucoup d'autres choses pour faire une grande carrière dans son sport.
Ce qui est vrai, c'est que la maîtrise d'un geste, même le plus élémentaire, ne s'acquiert que par le travail et la répétition, et que même les athlètes naturellement doués ne peuvent s'y soustraire. C'est la raison pour laquelle Lucien Favre insistait auprès de ses footballeurs, même les meilleurs, pour qu'ils enchaînent les passes courtes du plat du pied aux entraînements.
Ce niveau d'excellence dans la banalité participe d'ailleurs du mythe des grands champions. Pour preuve, la porte de garage contre laquelle Björn Borg a travaillé son revers à deux mains est aujourd'hui protégée par du verre dans un musée de Sodertalje, où le Suédois est né et a grandi. La pièce de collection vaut 13 000 euros. Dans quelques années, Jannik Sinner – détenteur, désormais, de deux titres du Grand Chelem, après ses sacres à l'Open d'Australie et l'US Open cette année – deviendra peut-être le propriétaire de l'interrupteur le plus cher du monde.
Cet article est adapté d'une première version publiée le 25 janvier 2024 sur notre site.