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Russie: «Gerasimov est le général de la dernière chance»

Russie: «Gerasimov est le général de la dernière chance»
En médaillon: Julien Grand, rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse.
En photo: des militaires russes mobilisés suivent une formation au combat au Centre de formation de l'Ecole supérieure de commandement interarmes de Moscou. Photo du ministère russe de la Défense.
Image: EPA

«Gerasimov est le général de la dernière chance pour la Russie»

Un décret publié par Moscou met en place différentes mesures visant à discipliner les soldats russes. Julien Grand, rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse, décrypte les objectifs du Kremlin.
05.02.2023, 16:2508.05.2023, 11:36
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Le ministère russe de la Défense a publié fin 2022 un décret ayant pour objectif la reprise en main de la discipline des troupes. L'arrêt réhabilite une pratique abandonnée depuis 20 ans: les prisons militaires, ou gaouptvakhty.

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C'est à ces lieux de détention, soit des camionnettes ou des conteneurs, auxquels sont destinés - sans jugement - les soldats accusés d’infraction grave à la discipline. En ligne de mire, les refus de combattre, qui se multiplient alors que de plus en plus de civils sont envoyés au front.

watson: L'armée russe prévoit d'installer des prisons militaires sur les bases et les lieux de déploiement de l’armée russe. Pourquoi ce décret ?
Julien Grand: Il faut replacer ces mesures dans le contexte de la nomination du général Gerasimov, annoncée voici quelques jours. De façon globale, ce nouveau décret tend à montrer que le Kremlin veut reprendre la main sur la discipline de ses forces armées.

Selon certaines rumeurs, ces prisons qui se passent de jugement existeraient depuis longtemps, mais de façon inofficielle (réd: des fuites font régulièrement état de militaires détenus dans des souterrains dans les régions de Donetsk et de Louhansk).
C'est difficile à dire, puisque ces choses se passent hors champ. Mais de manière générale, dans chaque force armée, vous avez toujours une police militaire. Ce corps a la même mission que la police civile vis-à-vis de la population civile, et son fonctionnement et ses processus sont censés être clairement réglés.

Qu'est-ce qui est spécifique à l'armée russe?
En ce qui concerne les forces russes, plusieurs signes semblent indiquer que la justice est appliquée de façon très aléatoire, et que nombre d’éléments sortent assez rapidement du cadre législatif.

«Déjà, tout ce qui a trait au bizutage, qui marque l’entrée des recrues dans la vie militaire, est remis à la discrétion des commandants»

Et sur des bases un peu éloignées, vous trouverez très certainement des cellules ou des lieux de détention pour punir les soldats.

Pourquoi un tel besoin de reprise en main ?
Sur la ligne de front, plusieurs éléments tendent à démontrer que les Russes n'ont absolument aucun contrôle sur la discipline de leurs soldats. Ce problème ne date pas d’hier; c’est un peu les restes de l’armée soviétique. Sous le système communiste, tout était centralisé au maximum. L’effet de cette organisation perdure jusqu’à aujourd’hui, puisque l’armée russe souffre du manque d’un échelon très important: celui du sous-officier.

En quoi cet échelon est-il important?
Pour poser les choses en termes organisationnels: les soldats groupés par dizaine sont normalement conduits par un sous-officier. Et quand plusieurs groupes sont rassemblés, c’est un lieutenant, le premier échelon de l’officier, qui a pour tâche de gérer une trentaine de personnes. Or, un corps de sous-officiers bien formé et bien intégré dans l’armée va démultiplier l’influence de l’officier.

«Au contraire, sans sous-officiers, un lieutenant risque d’avoir de la peine à contrôler ses hommes, et perd en vue d’ensemble»

Pourquoi ce rang de sous-officier fait-il tant défaut?
Je ne saurais en expliquer la raison. Ça doit bien faire une dizaine d’années que les revues militaires internationales pointent du doigt cette faiblesse russe: les sous-officiers sont sélectionnés parmi les meilleurs soldats, mais aucune formation ne leur est offerte. Ce premier échelon de la hiérarchie militaire est donc très dysfonctionnel.

«C’est en partie ce qui explique tous les crimes de guerre, et nombre de débordements que l’on a pu constater»

Cela explique les crimes de guerre, dites-vous ?
Cela les explique en partie, mais ce n’est pas le seul facteur. Les soldats sont plutôt des jeunes – de 16 jusqu’à 22 ans. Il faut s’imaginer cette population soumise à un conflit, entrant dans un village avec des envies de vengeance, des besoins physiologiques… Cette poudrière peut vite exploser. Les sous-officiers ont généralement la trentaine. Bien formés et bien contrôlés par la hiérarchie, ils peuvent constituer un facteur de limitations important. Je ne dis pas que ça va les effacer, mais c’est un premier garde-fou.

La police militaire va donc compenser cet échelon manquant...
Sa présence dans la région aidera justement à sanctionner ce genre de comportements. Si, derrière, il n’y a aucun arsenal coercitif, et aucune justice militaire qui fonctionne, c’est la porte ouverte au pire.

Mais cette police militaire a-t-elle vraiment pour vocation de gérer les débordements? Se peut-il que ces derniers soient parfois encouragés, d’un côté comme de l’autre ?
Il est difficile à ce stade de décrypter les intentions de l’Etat-major russe. Que ces débordements soient encouragés par les officiers, c’est possible. Tout dépend des sentiments dans lesquels vous combattez. S’il y a une haine viscérale de l’adversaire, les soldats pourraient être encouragés. Cela s’est vu en ex-Yougoslavie, avec l’armée des Serbes de Bosnie.

«Mais à mon avis, ces bataillons de polices militaires sont surtout là pour contrer les refus de combattre, qui affaiblissent la capacité de combat et d’offensive russe. C’est la priorité pour Moscou»

Et, peut-être, en seconde priorité, les Russes pourraient vouloir limiter les débordements visibles, car ceux-ci ternissent l’image de leur armée vis-à-vis de l’Occident.

Pas de téléphones, obligation d'être rasé... Le diable semble se cacher dans les détails, si l’on en croit le décret.
Il est vrai que certaines consignes semblent anecdotiques – un meilleur maintien des tenues, des règles strictes s’appliquant aux téléphones portables, etc…

«Mais toutes ces règles sont des signes que la capacité à combattre n’est pas optimale»

Je prendrai un exemple historique: l’armée républicaine irlandaise choisissait ses objectifs militaires en fonction de la tenue des gardes. Un garde qui n’était pas rasé était le signe d’une faiblesse de l’autorité des sous-officiers et officiers. Et c’est le problème des Russes en ce moment: tenues débraillées, soins corporels négligés… Pour les civils, c’est un détail, mais sur le terrain, c’est le reflet de l’état moral des troupes.

Beaucoup de soldats refusent-ils vraiment le combat ? Quelles sont leurs revendications ?
L’armée russe est entrée en Ukraine de façon peu préparée par rapport à ce que la logistique moderne requiert. Elle est en outre minée par de gros problèmes de corruption. Ces soucis viennent d’ailleurs de paraître du côté ukrainien. Pour permettre des conditions optimales sur le terrain, il faut fournir des habits adéquats pour tenir le froid, et de la nourriture en quantité suffisante.

Comment un manque de ressources est-il perçu par les soldats?
Cela peut avoir un effet délétère sur le moral des troupes, et même générer des mutineries. C’est ce qui est arrivé sur le front de la Première Guerre mondiale, entre 1915 et 1916.

«Les Poilus, qui combattaient dans les mêmes conditions sur certaines parties du front, s’étaient mutinés. En conséquence, il y a eu des fusillés pour l’exemple»

L’installation de prisons militaires pourrait dénoter de cette même détermination de la part de l’Etat-major russe.

Ces nouvelles mesures seront-elles efficaces?
Dans un premier temps, faire preuve de coercition peut avoir de l’effet. Surtout si le jugement est expéditif. Mais si le Kremlin veut couper le problème à la racine, cela passera par un équipement adapté, et une reprise en main de la chaîne de commandement.

«Ces bataillons de polices militaires font office de mesure d’urgence, pour faire tenir l’édifice, mais cela risque de ne pas durer longtemps»

Valeri Gerasimov sera-t-il le général de la discipline?
Il sera le général de la dernière chance, pourrais-je dire. C’est l’officier le plus expérimenté, et peut-être aussi le plus brillant ainsi que le plus médiatique parmi ses pairs.

«Dans l’esprit des Occidentaux, Gerasimov est celui qui a façonné l’armée russe. Ce n’est certes pas tout à fait exact, mais c’est l’image qu’on lui prête»

Envoyer ce grand chef, qui chapeautait l’entier de l’Etat-major, pour une opération qui ne concerne qu’un district militaire russe est un signe fort de la part du Kremlin. Gerasimov a commencé sa carrière sous le régime soviétique. Il est à même de comprendre les besoins des soldats sur le terrain. Mais même une personne brillante peut échouer si on ne lui donne pas des moyens à la hauteur.

Mais selon les rumeurs, la Russie sait où s'approvisionner...
Il y a certes des spéculations, selon lesquelles les Russes achèteraient des équipements divers à la Corée du Nord, à l’Iran, ou à la Chine. Mais ces informations, qui proviennent des services de renseignement occidentaux, sont à prendre avec des pincettes.

Va-t-on progressivement arriver au régime appliqué aux membres du groupe Wagner, avec des exécutions pour l'exemple?
Difficile à dire avec certitude. Il faudra voir jusqu’où les Russes vont pousser la coercition, mais ce n’est pas impossible. C’est d’ailleurs tout «l’intérêt» d’avoir un groupe comme Wagner, qui, en matière juridique, se trouve dans une zone grise par rapport au droit des conflits armés, hors chaîne de commandement, et dont les membres ne portent aucun signe d’identification étatique. C’est la porte ouverte à tout et n’importe quoi.

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source: uk ministry of defence
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