C'est au Café Diana, niché dans le quartier de Notting Hill, que Marc Roche nous a donné rendez-vous ce jeudi. Difficile de trouver lieu plus approprié pour aborder les tourments des Windsor avec ce correspondant royal de la première heure, établi à Londres depuis 1985. L’un des seuls journalistes francophones à n’avoir jamais rejoint le cercle très fermé du «royal rota», en lien direct avec le palais. Et s’il n’en fait plus partie aujourd’hui, ce spécialiste des liens régaliens unissant la monarchie aux institutions britanniques continue de jeter un regard acéré sur les mésaventures des royals, pour plusieurs médias, dont une chronique dans Le Point.
Nous prenons place sous les yeux de centaines de Diana - peut-être même sur la banquette où l'ancienne princesse de Galles s'est installée une ou deux fois pour manger libanais. À peine 24 heures plus tard, sa digne successeure, Kate, faisait la Une des journaux du monde entier avec une nouvelle aussi tragique que choquante: un diagnostic de cancer et une «chimiothérapie préventive». Ce qui nous a valu de décrocher aussitôt le téléphone, une fois de retour à Lausanne, pour pêcher quelques explications supplémentaires auprès du spécialiste Marc Roche.
Marc Roche, commençons par l'actualité brûlante et cet «énorme choc» de l'annonce du cancer de Kate...
Marc Roche: Ce diagnostic coupe court à toutes les rumeurs qui ont essaimé sur les réseaux sociaux pendant des semaines. Par cette vidéo, Kate a réussi en deux minutes à lessiver toutes les questions, toutes les théories du complot. Et Dieu sait qu'il y en avait.
Avec Charles et Kate hors de combat, deux de ses principales figures de proue, la monarchie britannique est-elle désormais en péril?
Bien au contraire! La manière dont Charles et Kate ont géré médiatiquement l'annonce de leur cancer a suscité une gigantesque vague d'émotion et de sympathie.
La presse est dithyrambique. Je pense que les Britanniques ont compris, alors que leur pays ne va pas bien, que leur monarchie représente un point fixe dans la tourmente. En revanche, c'est son fonctionnement au jour le jour, avec une famille de membres actifs réduite comme peau de chagrin, qui se retrouve menacé.
J'imagine que tout retour de Kate pour Pâques, comme c'était espéré, est désormais exclu?
Absolument exclu. Il incombera à William la charge de naviguer entre ses devoirs régaliens, à la place de son père, et son rôle de mari et de père, aux côtés de sa femme et de leurs enfants. Ces prochains mois s'annoncent difficiles.
Quel regard portez-vous sur l'immense débâcle de relations publiques à laquelle ont été confrontés le prince et la princesse de Galles depuis trois mois?
Kate et William, ce qui est de leur génération, entendent gérer leur image eux-mêmes. D’où les dérapages qu’on a pu observer. Et cela ne risque pas de s’arranger.
Pourquoi donc?
William a divisé les fonctions pour régner. Comme dans une boîte, il a nommé un directeur général, chargé de l’associatif et de la gestion financière. En parallèle, il a son secrétaire privé, qui s’occupe de l’aspect «régalien» et des relations avec les institutions: le gouvernement, l’Eglise, le Commonwealth, etc. Le problème de William, c’est qu’il en change tout le temps. C’est inédit. Autrefois, quand on rentrait au palais, on y passait toute sa carrière.
A quoi doit-on cette instabilité au palais de Kensington? Est-ce seulement un problème dû à sa «génération», ou à sa personnalité et à sa vision de la monarchie?
Les deux. William est marqué par la culture high-tech horizontale. Au palais de Kensington, tout le monde est logé à la même enseigne et travaille dans le même bureau, ce qui n’était pas du tout le cas sous Elizabeth.
Tous deux les considèrent comme responsables de la mort de leur mère, Lady Diana. Le prince de Galles pense que les supports traditionnels n’ont aucune importance et sont une perte de temps, au contraire de la défunte reine ou du roi Charles.
En parlant de Charles… Entre son cancer et les problèmes récents de son fils et de sa belle-fille, le roi ne doit pas traverser la meilleure période de sa vie.
Attendre 50 ans pour monter sur le trône et, au bout d’une année de règne à peine... C’est complètement shakespearien.
J’en ai récemment discuté avec d’autres journalistes du sérail, dans une librairie, pour présenter le dernier livre du journaliste Robert Hardman. Tout le monde prétend que tout va bien. Mais je lui trouve très mauvaise mine. Il a perdu beaucoup de poids. Ses yeux sont ceux d’un cancéreux. Très brillants. Ce ne sont pas seulement des yeux de vieux. Je sais de quoi je parle! (Rire.)
Et on ne sait toujours pas grand-chose sur sa maladie…
En effet. Même chose pour Kate, et c'est un problème. Le palais a bien tenté de faire preuve de transparence, mais leur opération s'est arrêtée à mi-chemin. Et ça ne marche pas. Surtout, plus que le type de cancer, on ne connait pas le «grade»: 1, 2, 3 ou 4.
Si c’est 2, c’est curable. 3 aussi. En revanche, si c’est 4… Je ne pense pas que ce soit le cas, car, aujourd'hui, au Royaume-Uni, à ce stade, ils ne fournissent même plus de traitement.
Même pour le sacro-saint roi d’Angleterre?
Peut-être. Quoi qu'il en soit, l'absence du roi, le chef de l’Etat, pose tout un tas de questions. Le palais jure qu’il parvient à remplir ses devoirs pour le moment, mais une chimio est épuisante… Les lois sont-elles signées? Les ambassadeurs sont-ils reçus? Sans compter la part de représentation… Difficile de justifier l’existence d’un roi si on ne le voit pas. Comme l’a répété Elizabeth toute sa vie: «Pour être cru, il faut être vu.» Ces gens-là n’ont pas de vie privée.
En parlant de respect de la vie privée... Pas de problèmes de couple pour Kate et William, selon vous? C'est exclu?
Je me trouvais pas plus tard qu'hier à un briefing avec Robert Johnson, correspondant royal de l'Evening Standard, qui prépare un livre sur Kate. Une consœur, très provocatrice, lui a demandé ce qu’il en est de la supposée maîtresse de William, la marquise Rose Cholmondeley...
Ouuuuuuh…
Une dame que j’ai rencontrée, à l’occasion d’un dîner avec son mari, le marquis Cholmondeley, et l’amant de ce dernier.
Là, vous êtes obligé de m’en dire plus.
C’était dans le cadre d’une exposition que le couple a organisée chez eux, dans son manoir de Houghton Hall. Le marquis occupait le poste honorifique de Lord grand chambellan d'Elizabeth II. Le Monde a fait deux pages là-dessus et je me suis donc retrouvé là-bas pendant une journée. Rose, une femme sublime, ex-mannequin, était là, ainsi que Philip, l’amant supposé du marquis. On a fait comme si de rien n’était, c’était extraordinaire! (Il éclate de rire.) J’ai d’ailleurs très mal mangé.
Quoi donc?
Une lasagne! Je déteste ça. Mais on a bu des vins fabuleux.
Et donc… Pensez-vous qu'elle soit bien l’amante de William?
C’est très étrange! Lorsque ma consœur a posé la question à mon confrère Robert Johnson, un homme qui est gentil comme tout, une véritable crème, il s’est mis dans une rage folle. Pourtant, ce n’est pas un membre du palais, c’est un journaliste. «Comment osez-vous parler de ça? C’est honteux que vous me posiez la question, la presse traditionnelle ne touche pas à ce genre de rumeur!» etc. C'est dire à quel point la question est extrêmement sensible.
Il faut pourtant bien aborder le sujet, pour rétablir la vérité…
Effectivement. Personnellement, j’ai osé écrire là-dessus, mais comme je n’étais déjà plus pour Le Monde, c’est passé inaperçu. Heureusement, d’ailleurs, car le palais a lancé des poursuites à tour de bras. Le New York Times, notamment, a dû retirer des articles de son site. La monarchie britannique est vraiment un monde à part. Contrairement aux politiciens, ils n’ont aucun copain journaliste. Ce n’est pas leur truc. Leur monde reste très aristocratique, blanc, protestant. Et ils ont du mal à en sortir.
Parlons de vos contacts avec le palais. Vous qui êtes originaire de Belgique, comment avez-vous réussi à vous glisser dans le cercle très fermé du «royal rota», ces journalistes en contact direct avec la famille royale?
En 2008, quand j’ai eu envie d’écrire la première biographie en français de la reine Elizabeth pour Gallimard, le palais m’a répondu: «Soumettez votre projet à la reine.» Et… Elle a dit oui! Il faut dire qu’à l’époque, le palais était très francophile. La reine parlait français, son secrétaire privé était marié à une Française et parfaitement bilingue. On y cultivait une culture française. Grâce à cette biographie - dont je ne suis pas très fier, car elle était, en fait, terriblement complaisante -, j’ai pu faire partie du royal rota jusqu’à ce que je quitte Le Monde. Toutes les portes se sont ouvertes. J’ai vu la princesse Anne, le prince Philip, le prince Andrew, le prince Charles, ainsi que la défunte reine…
La reine?!
Pas en interview, vu qu’elle n’en donnait jamais. Mais je l’ai rencontrée des dizaines de fois. Elle ne se souvenait généralement pas de moi, vu qu’elle me posait toujours les mêmes questions. Il faut savoir qu’Elizabeth II n’était pas du tout hostile aux journalistes. Le prince Philip non plus.
Quelles règles?
Il y en a dizaines: pas de familiarité, rien de controversé, pas de questions sensibles… Depuis l’avènement des médias sociaux, les membres de la famille royale ne voient presque plus personne. Ils se limitent à quelques médias spécialisés dans la royauté et à des sommités, comme les auteurs Robert Lancey ou Robert Hardman. Ils les voient, mais peu. Au compte-gouttes. L’accès s’est considérablement rétréci.
A raison, non? Quand on voit la débâcle médiatique et publique qu’ils doivent gérer depuis trois mois… On comprend qu’ils ne veulent plus rien dire du tout.
Au contraire, je pense que la monarchie paie le prix d’avoir tellement rétréci l’accès. Et en même temps, ils ont toute ma sympathie: il y a tant de médias aujourd’hui que c’est devenu ingérable.
Ingérable, pourquoi?
C’est une entreprise très verticale. Sous Elizabeth II, un seul directeur de communication avait l’entièreté de la responsabilité de tous les membres de la famille. Ses adjoints s’occupaient chacun d’un, voire deux membres. Tout le monde collaborait. Personne ne se poussait du col. Il y avait donc très peu de dysfonctionnements médiatiques. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, avec deux cours bien distinctes, Buckingham Palace et Kensington Palace. Et j'ai peur que cela ne s'améliore pas de sitôt. Il faut s'attendre à bien d'autres drames.