Frances Tiafoe est accusé d'avoir gâché la fête. Pis: de n'avoir fait aucun cadeau. «Pas même donné un point à Federer pour son départ à la retraite», s'est indigné un tweet, l'esprit cagnotte et le respect des aînés.
Frances Tiafoe est donc devenu un goujat, au mieux un ingrat, chiche en effusion et en simagrées (il n'a même pas pleuré...). Non content de vivre au crochet de la Laver Cup, nourri-logé et toléré, «le Ricain» a ramené deux victoires et le trophée promis au Meilleur, le Maître de séant, le Créateur de la compétition: Roger Federer.
C'est peu dire que les réseaux sociaux lui ont reproché sa funeste ardeur, sans s'attarder sur ses prouesses. Tiafoe n'était pas dans l'ambiance, buste fier et oeil sévère, quand l'heure était au recueillement. Il a pris sa chance là où il s'agissait de rendre hommage. Il a hurlé sa rage alors que tout le monde pleurait, comme on irait chanter du Damso sur la tombe de Brassens.
Pis: Tiafoe n'a exprimé aucun sentiment. «Je ne m'excuserai pas auprès de Roger, a-t-il insisté en conférence de presse. Je le remercierai de m'avoir invité à cet événement incroyable, je le remercierai pour tout ce qu'il fait pour le tennis et pour lui-même. Il est la classe incarnée. Je suis content de le connaître, content de pouvoir dire que nous sommes amis, collègues, et je lui souhaite le meilleur pour la suite... Mais je ne m'excuserai pas.»
Frances Tiafoe a peut-être eu quelque ardeur excessive pendant le double, lorsqu'il a interrompu une montée au filet de Federer, puis de Nadal, avec une balle dans le coeur. C'est comme s'il avait tué le père. Mais c'est Federer lui-même qui, d'un geste de la main, a tempéré les huées de la foule.
Car en réalité, et les vrais compétiteurs le savent, Tiafoe ne pouvait pas rendre un plus bel hommage au Maître qu'en lui offrant un grand moment de tennis. «Le Ricain» n'est pas venu à la Laver Cup pour voler du bonheur à qui que ce soit mais pour faire honneur à sa réputation de showman. A sa façon peut-être (chacun est libre de considérer que ce sont de vilaines façons). En ne retenant pas ses coups, certes, mais en donnant le meilleur de lui-même. N'est-ce pas un beau cadeau?
Le contraire eut été un affront pour la Laver Cup, une compétition (ou voulue comme telle) que Federer lui-même s'efforce de rendre légitime, accaparée par les joueurs et agrée par l'ATP. Il faut trancher: soit il s'agit de battre son prochain, donc de batailler. Soit il s'agit d'une kermesse, la fête à Roger, et dans ce cas cette fête devrait rester privée, sans TV ni points ATP.
Cette douce ambiguïté poursuit la Laver Cup depuis sa création, à commencer par cette édition particulièrement singulière où Federer a enfreint ses propres règles, notamment celle qui exige de disputer un match de simple pour pouvoir s'aligner en double. Officiellement, le Bâlois a demandé une dérogation aux deux capitaines du Team Europe et du Team World. Mais qui imagine sérieusement Borg et McEnroe s'opposer à la volonté de leur patron, un homme fort et bon auquel ils doivent à la fois leur présence, leur seconde jeunesse et leur retour sur scène?
Les critiques adressées à Tiafoe sont encore plus sournoises dans le sens où elles insinuent que «le Ricain», pour être issu d'une culture anglo-saxonne, d'obédience utilitaire, est indifférent aux vraies valeurs de respect et de loyauté dues cette semaine-là à un vénérable futur retraité...
Ceux qui lui reprochent sa folle exubérance insinuent de facto que Tiafoe aurait dû tricher; avec ses sentiments, pour commencer, mais aussi dans le jeu, en laissant la victoire aux gentils (comme on céderait sa place dans le bus). Federer méritait-il qu'on le prenne déjà pour un petit vieux?