Entre les pratiques généralisées des années 70, les affaires retentissantes en lien avec Festina ou Lance Armstrong et les contrôles positifs à quelques jours des premières étapes, le Tour de France a trop souvent été marqué par le dopage. Il est donc logique de rester mesuré devant les performances actuelles, et de prendre parfois le temps de s'interroger. Or cette année, le ras-le-bol semble général. Beaucoup sont déboussolés par ce qu'ils voient, voire même dégoûtés. Les soupçons s'intensifient: en voici les raisons.
Le Tour de France 2024 se court à une allure délirante: 48,8 km/h lors de la 13e étape entre Agen et Pau vendredi. Les kilomètres sont avalés à une vitesse vertigineuse et des records sont pulverisés en montagne. Tadej Pogacar a grimpé dimanche le plateau de Beille en 39'50. Il a amélioré de trois minutes et 30 secondes le record de Marco Pantani établi il y a 26 ans. Jonas Vingegaard et Remco Evenepoel ont eux aussi fait mieux que l'Italien au passé pernicieux.
La comparaison entre les époques reste bien sûr hasardeuse. Les étapes ont toutes des histoires différentes. Pantani s'était ainsi illustré en solitaire au plateau de Beille, quand Pogacar a bénéficié du travail de la Visma-Lease a Bike. La préparation et le matériel ont également évolué. Les cadres ne sont guère plus légers. Ils sont en revanche plus aérodynamiques et cela se ressent, même en montagne. Il y a également d'importants changements au niveau des roues, des pneus et du gonflage. Il convient néanmoins de préciser que Chris Froome à l'époque de la grande équipe Sky (2015) était près de six minutes plus lent que Pogacar. Le Britannique devait systématiquement justifier ses performances.
Tadej Pogacar est proche de réussir le doublé Giro d'Italia-Tour de France. Cela n'a plus été réalisé depuis 1998 et nous replonge à la domination de Marco Pantani ainsi qu'à l'ère de l'EPO. Enchaîner les deux épreuves tout en jouant les premiers rôles paraît insensé pour de nombreux observateurs. Ils estiment que ce possible doublé nuit à l'image du cyclisme, d'autant que personne n'est parvenu à concurrencer le Slovène en Italie. Le plateau est logiquement plus relevé sur le Tour de France. Cela ne suffit toutefois pas à inquiéter «Pogi».
Si Pogacar, Vingegaard et Evenepoel sont séparés de plusieurs minutes au général, ils ont creusé un immense fossé avec le reste du peloton. Les quatrième et cinquième sont relégués à plus de 10 minutes et ils sont des équipiers. Le dixième pointe à 16 minutes à l'orée d'une troisième semaine redoutable. Ces écarts rappellent les années sombres du cyclisme et questionnent.
De nombreux bons coureurs n'ont également rien à jouer depuis quelques temps, alors qu'ils jugent leurs données satisfaisantes. Des grimpeurs de qualité semblent souvent dépassés par les événements lors de cette édition du Tour de France. Felix Gall, Richard Carapaz, Enric Mas, Geraint Thomas, Jay Hindley ou encore Louis Meintjes ont goûté aux Top 10.
Les cyclistes à l'avant ont des profils atypiques et cela interroge. Alors que Christopher Froome se concentrait presque uniquement sur le Tour de France, Tadej Pogacar brille tout au long de la saison, sur les classiques et les Grands Tours. Il a déjà remporté le Ronde et a gagné cette année à Liège ainsi qu'aux Strade Bianche. Il visera les Mondiaux et le Lombardie plus tard dans la saison. L'époque des pics de forme est presque révolue.
Ses principaux adversaires sur le Tour de France se montrent eux aussi surprenants. Jonas Vingegaard a été victime de fractures à une clavicule et à plusieurs côtes en avril et a subi un pneumothorax ainsi qu'une contusion pulmonaire. Sa préparation comme celle de Remco Evenepoel a logiquement été perturbé. Il est étonnant pour certains de le voir à pareil niveau.
Le vélo souffre toujours de ses «anciens». Des coureurs pris par la patrouille et qui gravitent encore dans le milieu du cyclisme. On pense aux consultants, mais surtout aux dirigeants. Alexandre Vinokourov est à la tête de la formation Astana-Qazaqstan, victorieuse sur ce Tour grâce au vétéran Mark Cavendish. Ses liens avec le Dr Ferrari sont connus du public. L'équipe qu'il dirige aujourd'hui l'a licencié en 2007 après son contrôle aux transfusions homologues sur la Grande Boucle.
Le succès de Tadej Pogacar est étroitement lié à Mauro Gianetti et Joxean Fernandez Matxin. Ces deux-là ont souvent flirté avec le dopage. Ils ont dirigé l'équipe Saunier Duval, celle qui s'est retirée du Tour 2008 après les «numéros» de Riccardo Ricco et Leonardo Piepoli. Ils ont également créé la sensation avec Juan José Cobo, vainqueur de la Vuelta 2011. Un Tour d'Espagne qui, depuis, lui a été retiré. Lorsqu'il était professionnel, le Tessinois Gianetti a aussi été victime d'un grave malaise.
Les coureurs pincés pour dopage se font rares depuis quelques années. Ce sont surtout les semi-professionnels qui se font attraper. Parmi les stars du World Tour, seul Nairo Quintana a été inquiété. Il a été contrôlé positif au tramadol en 2022, une substance qui, à l'époque, ne figurait pas encore sur la liste des produits interdits de l'Agence mondiale antidopage (AMA).
Coureurs résolument propres, substances indétectables, système dépassé voire véreux? Pour certains, les réponses sont toutes trouvées. Le fait que l'Union cycliste internationale (UCI) ait cherché à fermer les yeux sur le cas Armstrong sème le doute encore aujourd'hui. L'International Testing Agency (ITA) et l'UCI sont liées par un accord «qui garantit que l'ITA fonctionne de manière indépendante». Il est néanmoins possible d'y voir un conflit d'intérêt. L'organisation est financée par les fédérations qui font appel à ses services. Le conseil d'administration de l'agence est aussi composé de dirigeants internationaux proches du CIO.
Les coureurs ont massivement recourt à la caféine et en sont devenus accros. Nombreux sont ceux qui utilisent la «final bottle» en course. Ce procédé est certes légal, mais il interpelle. Ne va-t-on pas plus loin? Le Temps a récemment révélé que l'UCI craignait le tapentadol, considéré «dix fois plus puissant» que le tramadol par l'instance. Escape Collective a de son côté publié une enquête liée aux recycleurs de monoxyde de carbone utilisés par différentes équipes. Le média s'interroge sur les dérives, l'inhalation de monoxyde de carbone pouvant potentiellement augmenter le taux d'hémoglobine et la VO2 max.
«Ils sont tous dopés», a-t-on souvent entendu aux bords des routes après les principaux scandales de dopage ayant émaillé le Tour de France. Si un cyclisme crédible a semblé naître ces dernières années, force est de constater qu'aujourd'hui, les suiveurs se montrent de plus en plus dubitatifs au sujet des performances des grands du peloton. Des coureurs le sont peut-être aussi. La réaction de Tom Pidcock à l'arrivée des Strade Bianche plus tôt dans la saison - après le numéro de Pogacar - est lourde de sens. La nouvelle génération de talents a d'abord été accueillie avec sympathie par le public. Les performances extraterrestres ainsi que le cyclisme décomplexé étaient choyés. C'est moins le cas aujourd'hui. Il semble plus que jamais régner le doute chez de nombreux observateurs.