Deux coureurs de la même équipe (Jumbo-Visma) se sont extirpés du peloton, dimanche lors de Gand-Wevelgem (260 km), et n'ont plus jamais été repris par leurs adversaires. Lorsqu'ils ont compris que leur avance était suffisante et que l'un des deux allait gagner la course, on les a vu discuter brièvement, sourire puis hocher la tête. L'affaire était entendue. «À 10 km de l'arrivée, Wout (van Aert) m'a demandé si je voulais gagner. Il connaissait ma réponse», s'est exclamé le vainqueur Christophe Laporte, qui n'a pas eu besoin de fournir le moindre effort pour franchir la ligne avant son coéquipier. Heureusement d'ailleurs, sinon il aurait perdu, tant son coéquipier est plus rapide que lui au sprint.
Dans une autre discipline, cet arrangement assumé aurait été vertement critiqué et les deux sportifs auraient risqué une disqualification pure et simple. C'est différent en cyclisme et cela tient dans la nature même de ce sport individuel pratiqué en équipe. Le final de Gand-Wevelgem a rappelé qu'il existait une hiérarchie établie dans chaque formation avec des lieutenants qui, toute la saison, se sacrifient pour leur leader. C'est ainsi pour services rendus que le Belge Wout van Aert a fait don de sa victoire au Français Christophe Laporte, s'assurant ainsi de son allégeance pour le reste de l'année (et sans doute pour celles à venir aussi).
Une petite gêne subsistait malgré tout dimanche. Car d'ordinaire, le leader récompense les efforts de ses domestiques en leur offrant un objet de valeur (généralement une montre) ou en partageant ses primes, mais jamais en cédant une course aussi prestigieuse que Gand-Wevelgem qui, en 85 ans d'histoire, a eu le temps de devenir l'une des dix plus belles classiques au monde. Van Aert a-t-il bafoué l'esprit des lieux? C'est ce que suggérait Tom Boonen, légende du cyclisme flamand et triple lauréat de l'épreuve:
Le «Cannibale» Eddy Merckx s'est également imposé trois fois sur la classique. Il en voulait lui aussi à Wout van Aert:
Des critiques nées d'esprits chauvins, selon l'ancien coureur (français) Cyrille Guimard sur RMC. Le «Druide» est persuadé que «les Belges n'admettent pas qu'un Flandrien, chez lui, laisse gagner un Français». C'est peut-être un peu vrai, mais ça nous éloigne du sujet de fond, et du débat moral suscité par la faveur faite à Christophe Laporte: laisser gagner un coéquipier, en Flandres ou ailleurs, est-ce encore du sport?
Cette question, nous l'avons d'abord posée à Philippe Leuba, pratiquant amateur et fondu de cyclisme, dont le parcours d'arbitre de football en fait un chantre de la probité. Il a suivi la course belge dimanche et préfère formuler la question autrement: «Qu'est-ce qu'on aurait dit de van Aert s'il s'était battu au sprint contre ce coéquipier modèle qui l'a tant aidé cette saison et l'an dernier sur le Tour?» Le politicien, qui avait ses habitudes au vélodrome d'Aigle par le passé, a une idée: «On l'aurait traité d'ingrat et on aurait dit que son attitude n'est pas le fait d'un grand champion.»
«Van Aert prenait en effet beaucoup plus de risques, pour son image, à jouer la gagne», appuie Denis Maillefer, directeur de la Comédie de Genève et fan absolu de vélo, pas vraiment dérangé par le petit arrangement des Jumbo-Visma. «On ne peut pas dire que le cyclisme, qui est un sport d'équipe avec une hiérarchie et des stratégies au sein des formations, est un sport individuel quand ça nous arrange. Il faudrait d'ailleurs trouver une formule pour que des coéquipiers qui franchissent la ligne ensemble soient déclarés tous les deux vainqueurs.»
Van Aert ne laissera pas son nom au palmarès cette année, mais sa victoire est ailleurs. «Il en sort grandi, assure Philippe Leuba. Il a fait un geste de seigneur qui va nourrir son mythe.»
Le Belge permettra peut-être aussi aux suiveurs du cyclisme de se réconcilier avec un sport que l'on dit de plus en plus automatisé, et qui ferait presque oublier qu'entre le capteur de puissance et l'oreillette, un coeur bat très fort. «L'attitude de van Aert rappelle que le vélo est profondément humain», se réjouit Philippe Leuba, faisant écho aux propos de Denis Maillefer:
Il faut essayer de se mettre à la place de van Aert lors des 10 derniers kilomètres dimanche pour mesurer la hauteur de sa générosité, et donc de son talent d'homme. Le Flamand roule sur ses terres, il a remporté le GPE3 deux jours plus tôt et peut encore espérer un triplé s'il s'impose à Wevelgem puis sur le Tour des Flandres. Exténué par 5h30 d'un effort disputé dans des conditions harassantes, éclaboussé de boue et cueilli par le froid, l'Anversois a encore assez de lucidité pour saisir les enjeux d'une arrivée à deux.
Alors bien sûr, sa charité pourrait altérer le prestige de la victoire décrochée par Laporte, car «certains peuvent considérer que c'est un cadeau empoisonné fait au Français, dans la mesure où il n'a pas vraiment remporté la course, songe Philippe Leuba, mais il serait faux de dévaloriser son succès».
Le Vaudois rappelle que «Laporte s'est battu dans une course dure et des conditions dantesques». «Au moment où Van aert lance son attaque à 55 km de la ligne, il est le seul à suivre. Sur ce coup, son coéquipier ne lui a rien offert. Le talent de Laporte est incontestable. Il mérite sa victoire à 99%. Le dernier pour cent, c'est van Aert qui le lui offre.» C'est la part des anges, au service de Dieu.