Les médias sont paradoxaux. Tout le monde les connaît sans les connaître. C'est sûrement le milieu professionnel qui montre le plus (qui n'a jamais regardé un téléjournal ou lu un article?), mais se dévoile le moins. Laurent Ducret incarne parfaitement cette singularité.
Si vous suivez ne serait-ce qu'un peu le sport suisse, vous avez forcément lu sa plume. Et pourtant, il est inconnu du public. Il ne s'en vexe pas, c'est lui-même qui le reconnaît. Il y a une bonne raison à ça: sur les milliers d'articles qu'il a pondus, le Genevois n'en a signé qu'une infime minorité.
Parce qu'il a fait l'intégralité de sa carrière au sein de l'Agence télégraphique suisse (ATS). 45 ans, depuis 1980, à fournir des papiers anonymes – et pourtant si reconnaissables à leur style – à tous les médias de Romandie. Ce vendredi, ce spécialiste de foot et tennis écrira ses dernières dépêches avant de goûter à la retraite, après plus de quatre décennies de bons et (très) loyaux services.
«J'ai été un privilégié», savoure le Genevois au bout du fil (mais pas du rouleau). Et on comprend vite pourquoi. Quand il parle des grands moments de sport qu'il a couverts, Laurent Ducret devient inarrêtable. Sa loquacité et la précision de ses souvenirs (il se rappelle par exemple à quel moment Nadal a breaké Djokovic en finale de l'Open d'Australie 2012) trahissent une passion débordante. Et il a eu la chance de la vivre au plus près, à travers toute la planète.
Son palmarès obligerait même le speaker de Roland-Garros (pourtant habitué à énumérer les quatorze années où Nadal a été sacré) à reprendre son souffle au moment de le présenter: une cinquantaine de tournois du Grand Chelem (dont une vingtaine en Australie et quinze US Open), cinq Coupes du monde de foot, quatre Euro et plusieurs JO. Entre autres.
Côtoyer les stars, vivre les coulisses des grands événements, sillonner le monde: non, Laurent Ducret n'a pas eu la même vie que le commun des mortels. Ni même que le commun des journalistes, de plus en plus cantonnés au travail de bureau, restrictions budgétaires obligent.
«J'ai connu l'âge d'or du journalisme sportif», s'exclame celui qui est chef-adjoint de sa rubrique à l'ATS, dans un mélange de gratitude et de déception pour ses jeunes confrères qui n'auront, eux, pas ce privilège.
Laurent Ducret ne le dit pas tel quel, mais en l'écoutant parler de l'évolution du métier depuis le début de ce siècle, on peut paraphraser une célèbre citation de Kylian Mbappé: «Le journalisme sportif romand, il a changé».
Il y a la baisse du nombre de reportages, mais pas que. «L'arrivée d'internet et des médias en ligne, à la fin des années 1990, a bouleversé ce métier», observe le Genevois.
Si internet a réduit le confort de travail en forçant les journalistes à écrire très vite, il a au moins eu un mérite: «Avant, il y avait beaucoup plus d'alcooliques parmi les journalistes sportifs, parce qu'ils avaient le temps de s'ennuyer et de boire», se marre ce véritable Speedy Gonzales du compte rendu, sans pour autant plaisanter.
Ce n'est pas le seul avantage du numérique: il a facilité la communication et la logistique. «Au début des années 90, certains journalistes amenaient carrément des mallettes remplies d'archives pour se documenter. Je me souviens que lors de mon premier Open d'Australie, j'étais content de trouver un exemplaire de L'Equipe vieux de quatre jours». Le sexagénaire a un autre souvenir croustillant à Melbourne, toujours au début des 90's:
Si la technologie permet désormais de transmettre des infos à la terre entière en deux clics, la distance entre athlètes et journalistes s'est, elle, agrandie. «Depuis le milieu des années 1990, il est plus difficile de parler directement aux joueurs, parce que tous les clubs blindent leur communication avec des chefs de presse», déplore le tout bientôt retraité.
Et pourtant, il est du genre à se faire voir et entendre dans les salles de presse ou couloirs des vestiaires, avec sa grande taille, son crâne chauve, son accent genevois à couper au couteau et ses avis tranchés.
Malgré cette pointe de nostalgie, Laurent Ducret n'a aucune amertume quand il regarde dans le rétroviseur. Il n'a qu'un seul regret dans toute sa carrière, et il n'est même pas lié au job. «Je n'ai pas eu le courage de demander un selfie à Diego Maradona, mon idole, alors qu'il attendait seul à côté de moi sur un parking à Londres».
Parmi ses plus beaux moments de reportages, il cite la médaille d'or de Marc Rosset aux JO de Barcelone 1992, la finale de Coupe Davis de la Suisse la même année aux Etats-Unis ou encore le superbe match (mais perdu) de la Nati contre l'Argentine, en 8e de finale du Mondial 2014 au Brésil.
Dès ce vendredi, le dinosaure de l'ATS emmagasinera d'autres jolis souvenirs loin des courts et pelouses. Il a prévu un road trip sur sa Vespa cet été dans le sud de la France et aura du temps à consacrer à sa petite fille, Néris, qui est née il y a quelques jours.
En grand passionné, il reviendra forcément dans les stades et gardera son mandat de chef de presse du Geneva Open. Et contrairement à Novak Djokovic, l'homme aux 50 Grand Chelem pourra continuer d'y déambuler incognito.