Tristes. Et un peu sonnés. Voilà comment les fans de Rafa se sentent, comment je me sens en regardant Rafa, la tête basse, prendre la direction des vestiaires après sa défaite face à Zverev. Un match au goût de revanche, après la demi-finale entre les deux joueurs, en 2022, lors de laquelle l'Allemand avait quitté le court en chaise roulante, sa cheville à l'angle droit.
Je suis dans le déni du match de cette année, de ce lundi, sans doute le dernier à Roland-Garros pour Rafa. Dans un mécanisme de défense, mon cerveau me montre un vieux souvenir. Juillet 2005, un stage intensif au tennis club d’Yverdon. C'était quelques semaines après le premier triomphe parisien de l'Espagnol, et sur le court, je me prenais pour Nadal.
Aucune comparaison possible pourtant: le Majorquin est un gaucher mâle et talentueux, je suis une donzelle droitière et incapable de mettre deux services d’affilée dans le carré. Mais peu importe. Voilà presque 20 ans que Rafa, sur la terre parisienne, est l’une de mes références. Comme beaucoup de joueurs du dimanche, j'aurais aimé avoir un coup droit de gaucher façon Nadal. Et un revers à une main à la Richard Gasquet, mon autre joueur préféré qui, lui, a eu le bon goût de gagner son premier tour, retardant ainsi ma prochaine crise de larmes tennistiques (merci à lui).
Parce qu'aujourd’hui, Rafa, c’est fini. Sauf immense surprise, il ne viendra plus à Roland-Garros, à part pour inaugurer une nouvelle statue, une fontaine, un mausolée à sa gloire. Eventuellement pour participer aux JO de Paris 2024, mais est-ce cette image qu'on retiendra? Non.
Bordel, je suis tellement triste.
Rafa joue sur le Philippe Chatrier après la rencontre entre Swiatek et Jeanjean. Pour l'instant, au bureau, nous sommes en séance. Notez, aucune réunion ne m’a jamais empêchée de suivre un match sur mon téléphone, mais si je peux éviter de postillonner un VAMOOOS sur mes collègues, c’est bien aussi. Heureusement, la séance se termine, j'ai même le temps de me couler un 17e café afin d’ajouter un peu de tachycardie à mon stress tennistique. Nickel.
La tension. «Mais non, ça ne sera pas son dernier match à Paris, panique pas, meuf», me suis-je dit à son entrée sur le court. Pas totalement sereine, malgré un solide déni et un espoir tenace, convaincue que la pensée positive, l’auto-persuasion et la grande gueule (la mienne) peuvent aider Rafa à vaincre. J'ai même dit à mes collègues que j’entamerais une grève de la faim s’il perd, moi qui suis incapable de ne pas taper dans les M&M's à chaque fois que je passe à côté.
Avec mes potes, on échange des messages avant le match. Je mise sur une victoire de l’Espagnol en «quatre sets tendus, dont un tie break». Léonard promet une défaite en trois sets. Rendez-vous en fin de rencontre pour envoyer 20 balles sur Revolut au vainqueur.
C’est parti! Les joueurs entrent sur le terrain, les gradins sont plein à craquer (a-t-on déjà vu ça pour un premier tour?), et j’ai une pensée émue, emplie de jalousie et de mépris, pour le père d'un pote qui est sur place.
Comme à son habitude, après la photo au filet avec son adversaire, Rafa sprint jusqu’à la ligne. Cette petite accélération me fait penser à ses tocs au service - le slip, l'épaule, l'autre épaule, le nez, l’oreille, le nez, l’autre oreille. Des tocs qui m’avaient, jusqu’ici, toujours donné envie de lui faire bouffer la terre battue. Mais pas aujourd’hui. Rien que de penser au fait qu’un jour, peut-être pas si lointain, ses tocs ne nous énerveront plus, mon cœur se serre. Putain, je ne suis pas prête.
Break d’entrée. Crévindieu, il joue avec nos nerfs. Pourtant, le niveau est très bon. «Ça joue l'acier», comme on disait dans les vestiaires à Yverdon. Les balles ne partent peut-être pas aussi vite que les boulets de canon auxquels Rafa nous avait habitués avec son coup droit de gaucher, mais pour quelqu’un qui n’a disputé qu'une trentaine de matchs en deux ans, c’est plutôt solide.
Bon, ça ne sera pour ce set, que l'Espagnol perd 6-3. S’il gagne les trois suivants, dont un au tie break, je gagne toujours 20 balles face à mes potes.
Le deuxième set est serré. «Tendu», pour reprendre les termes du pari. Si intense que j’en oublie de prendre des notes, même si je n’ai pas oublié de me planter les ongles dans les joues. Je retiens que Swiatek, Alcaraz et Djokovic sont tous les trois dans le public. Ce premier tour ressemble tellement à une finale que tout le monde y est. Sauf bibi et ses ongles trop longs.
Tie break. J’appelle mon collègue de ma douce voix. «TIE BREAK YOANN, PUTAIN, C’EST CHAUD SA MÈRE!», lui crie-je avec les deux mots de vocabulaire qu’il me reste à ce stade. Armés de M&M’s qu’on gobe comme des antidépresseurs, on gueule sur l’écran. On y croit.
Malheureusement, je découvre avec effroi que «la pensée positive», ça ne suffit pas à faire gagner Rafa, qui semble vouloir abréger les échanges en tentant des coups (trop) audacieux plutôt que de partir dans les longs rallyes dont il a le secret. C'est si stressant qu'il m'offre une légère chute de pression au moment de sauver une première balle de set sur une amortie; je vois tout noir pendant deux secondes. Vite, un M&M's.
La deuxième balle de set finit dans le filet de Nadal. L’Allemand mène deux sets à zéro et moi je sens mon cœur descendre au niveau de mon genou gauche, à cause duquel je ne suis pas passée pro (non je déconne, je me suis pas fait les ligaments, j’étais juste nulle).
Mon pote m’envoie un lien pour transférer 20 balles sur sa Revolut. Je vais le fumer comme un jambon ibérique. Pendant ce temps, les commentateurs de France 2 le disent, il faut profiter. «C’est peut-être les derniers instants de Nadal à Paris». De grâce, la FERME. Je refuse.
Allez, disons que c’est un nouveau match qui commence. Et il démarre plutôt bien: en ce début de troisième set, Rafa gagne sur son service et fait le break. VAMOS! Mais Zverev débreake droit derrière. Bordel, que ce sport est frustrant.
Le ton du commentateur ne serait pas différent si on lui annonçait que sa famille venait d’être décimée dans une attaque de requins. Pourtant, Rafa nous sort des passings monstrueux, à l’ancienne. Mais Zverev est solide, trop solide. Quel enfer. Un de mes collègues, qui maîtrise le tennis aussi bien que moi l'art de la cuisine, vient s'enquérir du score, que je lui donne comme si ma famille venait elle aussi d’être décimée par une attaque de raies venimeuses.
Je galère à comprendre le raisonnement. C’est un peu comme s’il disait «mais ça serait cool qu’une météorite s’abatte sur la Suisse, ça ajouterait un peu de piment, non?». Bah mets-toi du tabasco dans l’œil si tu trouves ton lundi trop fade.
A 2-2, Zverev obtient un nombre incalculable de balles de break, mais l’Espagnol tient bon. Un moment. J’oscille entre espoir et envie de tout casser. C’est dur. Les points sont serrés sur le service de Rafa, qui doit se battre comme un lion, tandis que Zverev enchaîne les jeux blancs sur sa mise en jeu.
Mon collègue Yoann revient regarder la fin du set dans mon bureau. On papote, jusqu'aux deux balles de match pour l’Allemand.
Puis, c’est le silence.
Sonnée. Sur la table, le téléphone vibre. Des pushs, qui annoncent froidement que le roi de la terre battue s’est incliné à Paris. Sans doute pour la dernière fois.
Désorienté, mon collègue retourne à son bureau. Les larmes montent. Débordent sur mes joues, où mes ongles ont laissé des creux en forme de demi-lune pendant le match. Un match perdu par Rafa. Je n’arrive pas à y croire.
Ce sont les seuls mots que je retiens. Il reviendra peut-être, mais «pas sûr». Encore ce putain de déni. Le reste de l’interview, aucune idée. «Merci, gracias, it was a tough game, congratulations to Sasha, blablabla…», quelque chose comme ça. Je n’arrive pas à écouter l’Espagnol parler, j'envoie ses 20 balles à mon pote.
«C'est la fin d'une époque», dit-on de tous les côtés. Oui. Déjà la veille, le match entre Stan et Murray aurait pu se dérouler en 2008. Plaisir de voir que parmi les anciens, certains, comme l'Ecossais, Wawrinka ou Gasquet, sont toujours là. Pour l'instant. Et puis, avec les Zverev et autres Alcaraz, la relève est assurée, avec de beaux matchs en perspective. C'est ce qu'on essaie de se dire.
Mais je suis sûre que plus jamais, on ne verra un matador qui fait tomber ses adversaires les uns après les autres, un monstre de puissance qui hurle à chaque frappe, un athlète qui court sur chaque balle, et un champion qui soulève le trophée parisien quatorze fois. Une partie de moi, de l'ado qui séchait l'école pour regarder les matchs, est triste ce soir.
Quoi qu'il en soit, le tennis est, et reste, le plus beau sport du monde. Mais sans Rafa pour gagner à Roland-Garros, il n'aura plus tout à fait la même saveur.