Comment l'amour au travail a inspiré de nombreuses séries
Les séries états-uniennes placent volontiers des histoires d'amour entre collègues au coeur de leurs intrigues, pointant des problématiques bien réelles: rapports de domination potentiels, séparation entre vie privée et vie professionnelle, ou «gestion du couple» comme s'il s'agissait d'une entreprise.
Le licenciement du directeur général de Nestlé à la suite de la révélation d'une relation amoureuse consentie dans le cadre du travail a donné lieu à de nombreux commentaires. Beaucoup y ont vu l'application de règles purement anglo-saxonnes.
La loi ne l'interdit pas
En effet, dans le droit français, les articles 9 du Code civil et L. 1121-1 du Code du travail protègent les relations personnelles ou amoureuses des salariés de tout droit de regard de l'entreprise.
On oublie souvent les limites de cette liberté relationnelle. Elle ne doit générer aucun favoritisme (en cas de différence de niveau hiérarchique), ne donner lieu à aucun exhibitionnisme (pas de geste, pas de sexe) et respecter la confidentialité des informations de l'entreprise (pas d'échange de renseignements).
Les séries en revanche, américaines ou non, ne semblent guère se soucier du périmètre juridique. Les histoires d'amour en milieu professionnel abondent («workplace romance» en anglais), allant jusqu'à former souvent la trame narrative principale des fictions. De Urgences à Suits, de X-Files à Castle, le public se passionne pour les jeux de séduction et les rebondissements amoureux en milieu hospitalier, policier, juridique, etc.
Aujourd'hui, le succès de The Diplomat (2023-?) - qui raconte le quotidien d'une ambassadrice des États-Unis fraîchement nommée au Royaume-Uni, qui tente de survivre à son mariage avec Hal, diplomate de carrière et lui-même ancien ambassadeur - démontre que cet intérêt pour le couple au travail fonctionne toujours aussi bien.
Cela s'explique peut-être par une réalité de terrain. Les relations amoureuses au travail existent et sont nombreuses, de l'aventure d'un soir à la formation de couples pérennes. C'est vrai aux États-Unis comme en France. Dès lors, les séries auraient-elles le mérite de pointer ce que les entreprises tout comme la recherche en management ont du mal à aborder?
Un terreau fertile pour les séries
Longtemps, le seul problème des scénaristes a été celui du syndrome de la série Clair de lune (1985-1989). Celle-ci racontait les enquêtes loufoques menées par deux détectives privés, la boss Maddie (Cybill Shepherd) et son employé David (Bruce Willis). La tension amoureuse enthousiasmait les spectateurs. Mais le baiser échangé entre les personnages provoqua une chute considérable des audiences.
En multipliant les leurres, Chris Carter, créateur d'X Files (1993-2002), le comprend parfaitement: quand Fox Mulder et Dana Scully vont-ils enfin s'embrasser? Les fans devront attendre plus de six saisons pour un début de réponse.
Les séries chorales ouvrent un autre champ. En proposant une vaste galerie de personnages, elles décuplent les possibilités de rebondissements sentimentaux.
Toutefois, ces séries se fondent aussi sur une homogamie sociale, que les enquêtes confirment, les emplois de catégorie supérieure étant particulièrement concernés par l'entre-soi amoureux, ce que confirment les succès de Suits l'Américaine et de la Britannique The Split pour le milieu des avocats ou encore la suédoise Love and Anarchy pour celui de l'édition. Les séries sont bien le miroir de nos sociétés.
L'amour en milieu hospitalier
Dans ce contexte, les séries hospitalières se distinguent. Depuis 2005, Grey's Anatomy, met en scène sur 22 saisons ses entrecroisements amoureux.
La série a également été pionnière en montrant la naissance de couples lesbiens dans le cadre professionnel, le plus célèbre étant celui formé par la chirurgienne en orthopédie Callie Torres et la chirurgienne en pédiatrie Arizona Robbins.
Dans la majorité de ces romances, la conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle est évoquée sur de très nombreux plans. L'évolution des carrières, la maternité, l'impact des séparations. Toutefois, les interférences avec le fonctionnement même de l'entreprise restent hors sujet.
La bonne vieille bande-annonce 👇🏼
Aucune demande de pacte de non-fraternisation n'est demandée, comme c'est le cas dans certaines entreprises états-uniennes voire françaises pour une déclaration de couple auprès de la direction des ressources humaines.
La mise en couple n'est pas contradictoire avec l'obligation de loyauté professionnelle. Quant à la violence de certaines situations, l'entreprise ne veut rien savoir.
L'après #MeToo
Avant l'affaire Weinstein et l'avènement de #MeToo, la série Mad Men (2007-2015), qui décrit le quotidien d'une agence publicitaire dans le New York des années 1950, montrait déjà les rapports de force au sein des entreprises, notamment la vulnérabilité des femmes.
Le charismatique directeur de la création, Don Draper, y multiplie les aventures en milieu professionnel sans rendre de comptes à qui que ce soit. Une de ses secrétaires est congédiée pour avoir cru à une histoire d'amour. Une autre est épousée puis propulsée comme rédactrice sans aucun égard pour l'équipe en place.
Ainsi, les associés de l'agence incitent une assistante à coucher avec un client pour obtenir un marché. On signifie à Megan, actrice, qu'il lui sera impossible de progresser sans monter dans une chambre d'hôtel.
Par la suite, des séries, comme The Morning Show (2019), portrait sans concessions des coulisses d'une matinale télé aux États-Unis, alors qu'éclate au grand jour un scandale d'inconduites sexuelles, mettent au jour les rouages organisationnels qui ont permis de couvrir les auteurs de harcèlement, ou pire.
Reese Witherspoon dans The Morning Show 👇
Le consentement devient le fil rouge de la fiction, il devient central dans la présentation d'une relation amoureuse.
Concernant les workplace romances, les séries deviennent prudentes, les entreprises se méfient. Et en posant des limites à la sacralisation de la vie privée, la Cour de cassation confirme cette réserve grandissante. S'aimer dans la vie professionnelle comporte donc un certain nombre de risques non négligeables.
Quand le couple se mue en entreprise
Peut-être est-ce pour cette raison que le couple déjà marié au travail retrouve les faveurs du public? C'est ce que l'on pourrait penser avec The Diplomat.
«Comme la plupart des couples. Deux carrières, deux emplois, il faut que cela fonctionne», martèle Kate Wyler à la cheffe de cabinet de la Maison-Blanche.
Dans The Diplomat, son couple avec Hal doit fonctionner comme une entreprise avec ses règles, ses objectifs et ses négociations. Il s'oblige à un «rôle social» comme défini par le sociologue Ervin Goffmann.
Nous faisant entrer dans la chambre à coucher, pièce intime par excellence, la série nous montre les jeux de pouvoir, d'ajustements et les enjeux de cette curieuse entreprise que sont les Wyler. Mais peut-on «gérer» son couple selon les règles du management? Le débordement actuel du vocabulaire managérial dans la sphère privée semble donner raison à The Diplomat. Kate veut gérer.
La série pointe aussi la difficulté des seconds rôles des conjoints dans des secteurs professionnels où, tout en faisant partie intégrante du système de représentation, ils n'ont aucune fonction officielle.
Sa femme ayant été nommée ambassadrice, Hal Wyler se présente comme «the ambassador's wife». Inversant les genres, la série s'amuse à confronter Hal à ce second rôle, le plus souvent féminin, au statut flou et pourtant nécessaire dans le secteur politico-diplomatique.
Il fait écho au monde de la tech, de l'artisanat, de l'agriculture, où le statut du conjoint se structure fort lentement alors que le travail en couple est une réalité ancienne.
Dans WeCrashed (2022), Adam et Rebekah Neumann font bloc tout au long de l'ascension fulgurante puis de la chute de la société WeWork, spécialisée dans les espaces de coworking. En aurait-il été de même si le fondateur avait été seul?
La série pose en filigrane la question. Elle n'amoindrit pas pour autant les difficultés de Rebekah pour trouver sa place ni les effets catastrophiques du fiasco sur les équipes.
Séparer vie professionnelle et vie privée?
Les médias font la une des évictions de dirigeants de grandes entreprises lorsqu'on leur découvre une liaison amoureuse. Ces procédures induisent une absorption de la sphère privée individuelle par la professionnelle, pas d'histoire de couple possible.
Cependant, comme nous l'avons montré plus haut, il existe de nombreux secteurs économiques où, au contraire, le couple constitue un élément récurrent de la dynamique des organisations. Autant de brèches dans lesquelles ne cessent de s'engouffrer les séries.
Car bien que prônée haut et fort, la séparation entre la vie privée et la vie professionnelle est traversée par les injonctions contradictoires de notre vie au travail.
Dès lors, peut-être faudrait-il regarder du côté de la série dystopique Severance, dans laquelle les employés subissent une opération chirurgicale de séparation entre leurs souvenirs liés à leur vie professionnelle et ceux liés à leur vie privée, qui nous invite à réfléchir à la nature même de notre relation au travail et à la place de l'individualité dans l'entreprise.
Prise au piège de sa volonté de contrôle et des injonctions contradictoires de son employeur, la diplomate Kate Wyler n'a donc pas fini de se débattre. Mais pour le plus grand plaisir des spectateurs.
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original

