Pourquoi le dopage fait des ravages chez les coureurs kenyans
Sept titres, onze médailles, toutes remportées en fond et demi-fond, et une deuxième place au classement des nations: le Kenya a une nouvelle fois réussi ses Mondiaux d'athlétisme, récemment disputés à Tokyo. Pas étonnant donc que la délégation est-africaine ait reçu un accueil triomphal à son retour à Nairobi.
Si sur place, les athlètes ont été célébrés comme des héros, la méfiance autour de leurs performances reste toutefois de mise à l’international. Il faut dire que le dopage gangrène l’athlétisme local depuis plusieurs années, et que les contrôles positifs ne cessent de s’accumuler.
De nombreuses suspensions en cours
L'affaire Joyline Chepngeno, communiquée le mois dernier, est sans doute celle ayant trouvé le plus large écho en Suisse. Deux raisons à cela: la traileuse a remporté Sierre-Zinal et était entraînée par le Genevois Julien Lyon. Mais ce cas est surtout venu allonger une liste qui comptait, au 1er septembre 2025, pas moins de 140 athlètes kenyans purgeant une suspension.
Ce listing inclut deux athlètes suspendus à vie, Henry Cheruiyot Kosgei et Beatrice Toroitich, sans prendre en compte les suspensions provisoires actuellement infligées à une dizaine d’autres Kényans, dont Ruth Chepngetich, première femme à avoir couru le marathon en moins de 2h10. C'était à Chicago il y a un an.
Mais pourquoi y a-t-il autant de contrôles positifs parmi les athlètes kenyans? Cette question, Athletics Integrity Unit (AIU), l'agence en charge de l'antidopage pour le compte de World Athletics, a tenté d'y répondre lors d'une conférence de presse organisée en marge des Championnats du monde de Tokyo.
Courir pour une vie meilleure
Principal élément avancé: la pauvreté, qui pousse certains athlètes à passer à l'acte. «Le Kenya n'est pas un pays riche. Et les régions d'où viennent la plupart des coureurs ne sont pas non plus les plus riches du pays. Les opportunités financières offertes par le fait de devenir coureur professionnel et de pouvoir voyager à travers le monde constituent donc une forte incitation au dopage. Bien plus importante que dans d'autres régions du monde», a expliqué Brett Clothier, directeur de l'AIU, dans des propos relayés par la NRK.
Cette réalité économique ne peut être dissociée de deux éléments. D'un côté, les athlètes originaires des hauts plateaux possèdent un talent indéniable pour la course. Le Kenya compte ainsi un vivier quasi inépuisable. De l'autre, la discipline qu'ils pratiquent est portée par un marché spécifique, inaccessible aux sprinteurs, sauteurs et lanceurs: celui des courses hors stade, disputées partout dans le monde. Si certaines offrent des primes conséquentes, d’autres proposent des récompenses à première vue modestes, mais qui représentent néanmoins des gains importants pour les athlètes kenyans.
«Il y a des milliers de courses dans le monde qui rapportent, pour un Kényan, énormément d’argent. Ajoutez cela au fait que le Kenya a la plus grosse densité de coureurs sur route et vous avez un millier de Kényans qui gagnent leur vie dans les marathons. On peut gagner 20 000 dollars sur une course en Chine ou en Australie dont vous n’entendrez jamais parler. Le vainqueur de cette course peut être un Kényan classé au 500e rang dans son propre pays, donc qui ne fera pas partie du groupe d’athlètes ciblés», avait déjà constaté Brett Clothier en 2018 dans les colonnes du Monde.
Le jeu du chat et de la souris
Ce contexte rend la lutte antidopage particulièrement difficile au Kenya et ouvre la voie aux tricheurs, qui estiment pouvoir passer entre les gouttes et ne semblent pas réellement dissuadés par les sanctions encourues.
«Chaque décision prise par les athlètes du monde entier en matière de dopage repose sur un équilibre entre incitations et dissuasion. Quelle est la probabilité d’être pris? Et quelles sont les conséquences? Au Kenya, cet équilibre n’est toujours pas atteint», a expliqué Brett Clothier lors de son intervention au Japon, appelant au passage à davantage de fermeté de la part des autorités locales.
Une nation scrutée
Vivier important, risque élevé: il est tout naturel que le Kenya soit placé sur liste rouge et surveillé de près par l’Athletics Integrity Unit, ce qui explique aussi, d’une certaine manière, le nombre élevé de cas détectés.
Le directeur de l’AIU ajoute que les organisateurs de courses de masse ont renforcé leurs moyens, comme en témoigne le récent contrôle de Joyline Chepngeno sur Sierre-Zinal. Il souligne aussi le rôle grandissant de l’Agence antidopage kenyane (ADAK). Celle-ci a en effet multiplié par dix ses contrôles hors compétition au cours des trois dernières années. Mais des failles subsistent, notamment en raison du manque de moyens, alors que l’Agence mondiale antidopage (AMA) a accusé, en septembre, l’ADAK de ne pas respecter son code et de ne pas répondre à «plusieurs exigences critiques».
Enfin, difficile de parler du dopage au Kenya sans évoquer la méconnaissance des règles antidopage chez de nombreux athlètes, ainsi que les protocoles souvent amateurs et désorganisés, et qui emploient des produits facilement détectables. Pour preuve: une photo publiée en 2020 dans la presse scandinave, montrant des seringues dissimulées dans une motte de terre à Iten, haut lieu de la course à pied au Kenya.