Avec le recul, les championnats d'Europe organisés en 2014 à Zurich sont considérés comme l'évènement fondateur du succès actuel de l'athlétisme suisse. La seule médaille individuelle avait été remportée par le coureur de haies (ou «hurdler») Kariem Hussein. Entretien dix ans jour pour jour après son sacre.
Il y a dix ans, jour pour jour, vous deveniez champion d'Europe à Zurich. Quels souvenirs gardez-vous du plus grand succès de votre carrière?
Kariem Hussein: Je me souviens très bien du soir de la finale. Aujourd'hui encore, j'en ai des souvenirs détaillés, comme si c'était hier. Mais je me rappelle aussi de la préparation, au cours de laquelle tout semblait bien se dérouler, alors que ça n'allait pas du tout! Trois jours avant les qualifications, j'ai ressenti un pincement aux adducteurs. Jusqu'à la toute fin, je ne savais pas si j'allais pouvoir courir.
Vous avez pu finalement vous aligner, et vous avez fait mieux que participer!
J'ai gagné parce que j'étais au top de ma forme. J'avais visualisé longtemps à l'avance tout le processus dans les moindres détails, même des choses comme le bain de glace après la course, le shake de récupération - les petits détails. C'est normal aujourd'hui d'être attentif à cela, mais ça ne l'était pas encore à l'époque. L'événement était énorme pour la Suisse, il y avait une atmosphère de renouveau.
Dans quelle mesure en profitez-vous encore aujourd'hui?
Je reste champion d'Europe pour toujours. Or ce sont les succès et les titres qui attirent les partenaires et les sponsors potentiels. Mais je dois aussi dire que mon succès a peut-être parfois été un peu surestimé. Aujourd'hui, ce n'est plus aussi spécial d'être champion d'Europe que d'être champion du monde ou champion olympique.
Pourtant, dix ans après l'événement, le nom de Kariem Hussein est encore connu de tous.
En tout cas, je rencontre souvent des personnes qui me demandent si je suis bien le hurdler suisse.
Est-ce que c'était le plus beau jour pour vous en tant que sportif ?
Non. Ce qui m'a toujours fait le plus plaisir, c'est le processus qui mène à la victoire. Peu de gens le comprennent, mais je participe au maximum à 15 compétitions par an. 15 jours! Qu'en est-il des 350 autres de l'année? Je trouve fascinant et gratifiant de travailler en vue d'un objectif. Améliorer ses performances est toujours lié à des objectifs concrets: une meilleure technique de haies, une meilleure endurance, plus de force, plus de vitesse. Je vais à l'entraînement et je travaille à cette amélioration. Et j'adore ça!
Donc vous ne vous réjouissiez pas tant que ça des Européens de 2014?
Je ne sais pas si je peux le dire, mais je voulais juste en finir avec cette soirée. Je me sentais physiquement faible avant la finale. Le mot d'ordre était simplement de donner tout ce que j'avais.
Et ça a marché.
Ma force a été de savoir que je pouvais me «tuer» à partir de la cinquième haie. Tout faire sortir de moi. Mais créer cette tension mentale, c'est épuisant.
Qu'est-ce qui a changé pour vous avec le titre européen?
En tant que seul champion d'Europe, les projecteurs étaient forcément braqués sur moi après la compétition. J'ai soudain eu affaire aux médias et aux sponsors. C'était une nouvelle expérience. Sur le plan humain, le titre m'a peu marqué personnellement, car je ne me définis pas par rapport à lui. En revanche, j'ai trouvé cool de rencontrer de nouvelles personnes. Ce titre m'a ouvert de nombreuses portes à cet égard.
Mais vous n'avez pas tout misé sur l'athlétisme?
Non, j'ai continué mes études de médecine parce que la combinaison athlète-étudiant me permettait de m'épanouir. Dans le sport de haut niveau, on se trouve souvent dans une bulle - une bulle fascinante, certes. Mais je ne voulais pas seulement vivre dans cette bulle, je voulais aussi garder un lien avec la vie normale. Et ainsi conserver mon indépendance et plus de possibilités. Heureusement, j'y suis toujours parvenu.
Aimiez-vous être sous les projecteurs?
Au moment du succès, c'est beau et puissant. Tu es sur la piste du Letzigrund et tout le monde dans le stade est derrière toi. Mais le reste du temps, je n'ai jamais aimé être au centre de l'attention. Quand je jouais au football dans le passé, je me cachais souvent. Mais en athlétisme, tu ne peux pas te cacher. C'est sans doute pour cela que j'ai atterri dans ce sport - où l'on se tient sur la ligne de départ presque nu, où tout le monde vous voit et où votre performance est jugée sans concession. Je voulais consciemment travailler sur moi à cet égard. Et je suis toujours en train d'apprendre.
Qui de la génération actuelle vous impressionne le plus?
Ditaji Kambundji. Si tu es jeune, que tu n'as rien à perdre et que tu as une grande sœur qui t'enlève un peu de pression, alors tu as une vague sur laquelle tu peux surfer, et c'est ce que Ditaji fait! Cela m'impressionne.
Alors que les Européens de 2014 ont été un véritable coup de pouce pour l'athlétisme en Suisse, votre carrière sportive est restée inachevée malgré ce succès précoce. On peut le dire comme ça?
Absolument! Mais elle n'est pas encore terminée.
Mais votre record personnel de 48''45 date d'il y a sept ans.
La rupture est venue avec une grave blessure que je me suis faite en janvier 2018. En 2014, j'ai couru sous les 49 secondes sans avoir de bases solides en tant que hurdler. Dans les années qui ont suivi, je me suis amélioré techniquement et j'ai été plus constant, mais je n'arrivais plus à concrétiser cette incroyable volonté des Européens. C'est aussi pour cette raison que j'ai rejoint Laurent Meuwly en 2017. Je sais qu'il ne faut pas tourner autour des «et si». Mais cette année-là, j'ai été très, très fort. C'est la seule année où j'aurais pu faire des étincelles.
Pourquoi ne les avez-vous pas faites?
Parce que je me suis blessé si gravement que je n'ai pas pu courir pendant un an. A partir de là, il ne s'agissait plus que de rester à flot et de survivre d'une manière ou d'une autre. Je n'ai plus jamais réussi à atteindre la base nécessaire pour exploser. Je ne pouvais atteindre que les 90% de mes capacités. Dès que je poussais plus, le corps n'était pas assez fort pour suivre.
Vous êtes aujourd'hui médecin et avez réussi avec brio des études extrêmement exigeantes. Peut-être que cette trajectoire était tout simplement incompatible avec le sport de haut niveau.
J'aurais aimé prouver le contraire. Et j'aurais aimé vivre ce jour de l'été 2018 où j'aurais été à la fois champion d'Europe et médecin. Je ne peux pas donner de réponse toute faite à cette question. Je continue de croire que c'est possible.
Vous n'avez réalisé aucun de vos 30 meilleurs temps au cours des trois dernières années. Qu'est-ce qui vous pousse à continuer dans le sport de haut niveau?
Parce que je pense que mon dernier chapitre n'est pas encore écrit. Parce que je n'ai pas encore exploité tout mon potentiel. Parce que j'ai encore beaucoup à apprendre. Parce que j'aime tout simplement le processus, et en même temps, je le déteste parfois et dans ce cas, je m'investis encore davantage. Plus je travaille à la base et dois faire tous ces exercices anodins pour rétablir la stabilité dans mon corps, plus je me rends compte que c'est précisément dans ce travail de base que se trouve la solution. Quel que soit l'enjeu de la vie.
Et vous l'avez négligé?
Je pense que j'ai longtemps accordé trop peu d'attention au travail de base. Peut-être l'ai-je considéré comme trop peu important, peut-être une certaine paresse a-t-elle aussi joué un rôle.
Pourquoi n'avez-vous pas participé à une seule course cette saison?
Je me suis déchiré un tendon musculaire début mai, juste avant la première course.
Combien de temps encore voulez-vous rester un sportif de haut niveau?
Je ne peux pas répondre à cette question.