Sur les 300 000 spectateurs qui ont envahi les routes romandes le week-end dernier, combien connaissaient mieux Cochonou que Pogacar? Combien réclamaient du salami et des jeux? Combien étaient venus voir «la rock-star du sauciflard», comme l'appellent certains admirateurs avec, il faut bien le dire, de moins en moins d'ironie?
C'est le comble de la ringardise que de devenir loufoque, puis collector. Comme le bonnet Credit Suisse ou le short «Roland-Garros» de Stan Wawrinka, le bob Cochonou est passé d'une bavure couturière, taillée dans une nappe de bistrot, à l'étoffe des héros. Il est la hype d'un mouvement bouffon-bohème auxquels la civilisation moderne doit notamment la rédemption des Birkenstock et du marcel blanc.
Ce bob était bon à endimancher les ploucs et les daltoniens: on ne l’aurait pas laissé entrer dans le moindre bar lounge de Paris. Mais la célébrité a le pouvoir de rendre beau et désirable n'importe quel niquedouille de bal musette.
«Il est utile, festif et totalement identifié: avec la 2CV, ce bob est le grand coup marketing de Cochonou», applaudit Richard Chassot, à la fois ancien cycliste professionnel, patron du Tour de Romandie et spécialiste en marketing, organisateur notamment de l'Apéro World.
C'est du génie, «mais pas seulement, insiste Richard Chassot. Cochonou est là depuis 25 ans, avec des moyens énormes. Pour certaines marques, un sponsoring dure trois ans et consiste à poser des panneaux au bord de la route. Ici, nous avons une entreprise qui a des idées, qui fait plaisir au public.»
La caravane trace sa route, fend la foule dévote, cueille en chemin le rire des enfants et l'ire des mécontents. Cheveux aux vents, elle offre son lot d’émotions et de saucissons gratuits. C'est la magie du Tour: les chaises sont pliantes mais ne rompent pas. La caravane passe, les haut-parleurs aboient: «Cochonou, le bon saucisson comme on l'aime chez nous.»
Une hôtesse raconte dans Le Monde que si des gens «n’ont pas leur saucisson, ils peuvent nous jeter diverses choses. Le plus sympa, c’est l’eau. Parfois on a la bière, parfois des cailloux. En montagne, il faut vraiment faire attention. Et il vaut mieux passer les premiers: s'ils n'ont rien reçu, les gens te traitent de radine. De salope aussi, parfois. Ou de cochonne.»
Cycliste increvable et follement épris, le metteur en scène Denis Maillefer compatit: «Ces filles sont condamnées à être joyeuses pendant cinq heures et sont harnachées comme si elles partaient pour une via ferrata. Quelque chose en moi réprouve tout ce barouf. Il y a un charme un peu débile, un peu désuet, mais... un charme quand même. »
Sur les routes de France, Cochonou est une rock-star en tournée, «mais comme avec U2 et les Beatles, on oublie tous les pubs pourris qui ont précédé les salles combles, souligne Richard Chassot. Cochonou a construit ce succès dans la durée, avec ténacité. Et attention, ce ne sont pas des petits artisans. Entre le ticket d'entrée, la cinquantaine d'employés nourris-logés, les goodies et l'entretien des véhicules, l'opération TDF dépasse le million de francs.»
Avec le temps, ce bout de saucisson incarne une certaine idée de la franchouillardise éternelle. Il joue sur les ressorts identitaires du bastringue populaire, la France des régions, des gorgeons et des saucissons, sans penser à mal.
Mais le risque, avec la célébrité, est que Cochonou devienne un instrument politique. Que le bob soit porté comme un étendard de la bonne tête sympathique, la France de Licence IV et d'Eric Zemmour, «Un p'tit bout de chez nous», dit le slogan de la marque, comme un message subliminal adressé à l'autre bout du pays, limite extrêmes, où les gens ne mangent pas de porc.
Pour tous ces combats, la marque compte de nombreux alliés, copains comme Cochonou, unis face à la tyrannie du bon goût. Ligués face à la fronde des antispécistes, des antibruits et des antipathiques de tout poil (voire de très mauvais poil). Indifférents à la gentrification du cyclisme qui, ici, pose une montre à 140 000 euros sur le poignet de Julian Alaphilippe, là rajeunit ses audiences et façonne ses draisiennes avec des matériaux high-tech.
Denis Maillefer, qui roule avec un vélo cher, confesse des ambivalences que sa conscience peine à arbitrer: «J'étais au Mont-Ventoux pour une étape. Sans vouloir surjouer mon personnage bobo-écolo, tout ce plastique balancé dans la nature m'a un peu débecté. Un plastique que je pressens fabriqué à l'autre bout du monde pour deux balles de l'heure, avec des matières polluantes.» Et néanmoins:
L'engouement populaire, au fil du temps, a survécu aux assauts du consumérisme triomphant. Pour autant, le Tour a déjà largement dépassé le cliché «de l'ouvrier en camping-car avec deux semaines de vacances par an», caricature Richard Chassot. C'est un Tour en sandale et liquette, mélange d'ancien et de moderne. Un Tour dans des effluves de sueur et d'anis, parfums honnêtes du travailleur en goguette, pour reprendre (en gros) les mots de François Cavanna.
«La force du vélo, c'est qu'il passe sous la fenêtre des gens. Et derrière ces fenêtres, il y a parfois des millionnaires qui, une fois sur deux, jettent un regard curieux. Même l'industrie du luxe a sa place dans le cyclisme», plaide Richard Chassot.
Cochonou est aussi devenu un signe de ralliement, comme autrefois la main PMU sur le Tour de Romandie. «On m'en demande encore, rigole Richard Chassot. Chez nous, les écoles de marketing enseignent plutôt de renouveler leurs partenariats. De diversifier. Mais dans le cyclisme, je peux vous citer des contre-exemples parfaits: LCL, AG2R ou Cofidis dans le peloton, Cochonou ou Haribot dans la caravane publicitaire, sont des marques tellement implantées qu'elles ont créé une appartenance. La Vaudoise, sur le Tour de Romandie, avait atteint le même niveau de notoriété. Selon moi, elle n'aurait jamais dû sortir du vélo.»
«Désormais, la caravane est bien plus qu’un simple cortège de chars colorés qui distribue des goodies, explique Hubert Munyazikwiye chez Sports Marketing. Elle se situe au carrefour de la société de consommation occidentale et de la société du spectacle à l’américaine. Certains regardent le Super Bowl pour les publicités. Une étude montre que 47% des personnes qui regardent passer la Grande Boucle sont là avant tout pour la caravane.»
Richard Chassot était à Morgins dimanche dernier. «La caravane est passée un peu vite, j'ignore pourquoi. Autour de moi, j'entendais des personnes demander: "Tu as vu Cochonou?" "Tu as vu Haribo?" C'est fou comme ces marques sont entrées dans le subconscient. Elles sont partout... même quand on ne les voit pas.» Combien de personnes ont demandé: tu as vu Pogacar?