Pour bien comprendre ce qui arrive à Boris Becker, il faut rappeler d’où il vient. Ce n’est pas une excuse. «C’est juste un changement de mœurs», disait-il lui-même en 2018, tandis qu’un groupe de journalistes lui demandait si la nouvelle génération n’était pas trop sirupeuse à son goût, lui qui aimait les derniers whiskys entre grognards. Lui qui n’était jamais à l’heure pour le bain du bébé et le baiser du soir.
«Ce n'est pas une génération de petits marioles», avait-il fini par répondre, une vie sans fumée, sans alcool, pas de bol. Boris Becker ne vient pas de cette époque-là. Il a grandi au temps béni des calomnies, quand Connors racontait la gueule enfarinée de ses collègues dans les toilettes du Waldorf Astoria, quand la rumeur finissait par rattraper les coureurs de jupons, quand les histoires commençaient à la machine à café du vestiaire et finissaient à la petite cuillère, le temps de déchiqueter son calbar.
Pour la suite, certes, Becker rêvait d'une vie peinard. Il avait tout pour ne rien faire: star en Allemagne comme personne avant lui, plus que toutes les étoiles de toutes les «Merco»; époux comblé d’une femme merveilleuse (comme on dit en pareil cas, quand même les apparences sont trompeuses), 100 millions d'euros sous le matelas, six trophées de Wimbledon sur la cheminée, le premier à 17 ans, record historique de précocité.
C’est ce jour-là, le premier du reste de sa gloire, que s’est éteint le rêve d’une vie peinard. Ce retour à la liberté, Becker n’en fera le deuil que bien des années plus tard, très exactement ce vendredi 29 avril 2022 où ses caprices de vieil aristo l’ont envoyé en prison pour les trente prochains mois.
Becker a compris à 17 ans déjà, en effet, qu’il n’aurait plus jamais la paix. Il raconte ce basculement au Guardian, ce moment où il est rentré dans sa ville natale de Leimen avec le trophée de Wimbledon sous le bras et où même l'instituteur lui donnait du monsieur, le facteur des lettres de noblesse, des pères leur fille.
Pour échapper à la dévotion des masses, il loue un bungalow sans eau ni électricité à l'île Maurice, en mode Robinson Crusoé. Mais Crusoé n’avait jamais remporté Wimbledon, lui. «Quand je suis arrivé, ils avaient encadré un poster de moi, et la télévision m'attendait. C'est là que j'ai compris que je ne serai plus jamais tranquille nulle part», confie-t-il encore au Guardian.
Faute de pouvoir s’enfuir, il se réfugie dans l’alcool et les somnifères, parfois se glisse entre les cuisses d’une Miss, souvent se désespère. On le surnomme boum-boum mais en réalité, il est plutôt patatra.
Becker ne manque ni de l’un, ni des autres. Entre autres témoins privilégiés, Henri Leconte raconte la queue devant les hôtels pour toucher la sienne (formulation adaptée à un jeune public). Günther Bosch, le premier coach du prodige, renchérit dans Bild: «Des filles hystériques l'attendaient des heures. Elles s'offraient à lui, il n'avait qu'à se pencher pour les ramasser.»
En 1993, Boris épouse Barbara, une femme de couleur. D’idole, il devient symbole. Il pose nu aux côtés de la belle dans Stern, façon «United Colors of Germany», cliché d’une nation progressiste et multiculturelle. Aux cris hystériques de ses groupies s’ajoutent les menaces frénétiques des groupuscules nazis. Elle n'est pas peinarde, la vie?
«Unser Boris» remporte son dernier titre du Grand Chelem en 1996. Un an plus tard, il achète une finca pour ses beaux jours, sur l’île de Majorque: dix chambres, onze salles de bain, piscine de vingt mètres et 2,6 hectares d'orangers. Cette propriété est cadastrée sous le nom de Son Coll. Elle sera la maison de ses rêves évanouis.
En 1999, Becker dispute le dernier match de sa carrière à Wimbledon. Sa femme Barbara, enceinte de sept mois, est assise dans les tribunes. Prise de contractions, elle accouche à la clinique au moment du point final, un service-volée dans le couloir. Le champion rassemble ses affaires en vitesse, salue en partant. C’est la fin de Boum-Boum. La naissance de Noah Gabriel. C’est le début des emmerdes.
Becker est seul au bar d’un grand restaurant londonien, cramponné à un whisky, occupé à noyer des sentiments confus et un chagrin qui savait nager, mélange assommant de baby blues et de baby boum-boum. C’est alors que son regard perdu percute celui d’une mannequin russe nommée Angela Ermakova; «un regard qui crie braguette», selon la définition de Benoît Poelvoorde dans Podium.
Il payera cher ce coup d’un soir. Pour sa défense, il dira que le coup est parti tout seul, boum boum crac crac, dans un placard à balais. «Trois minutes d’extase sous l'escalier des toilettes», une extase à 139 000 euros la seconde. Car huit mois plus tard, la facture arrive par courrier recommandé, accompagné d’une échographie. Becker temporise, hésite à payer, mais Angela appelle Barbara et la vaisselle vole en éclats, le couple se brise, Boum Boum se casse.
Au tribunal, il assume l’enfant mais pas la responsabilité de l’acte procréateur. Il plaide maladroitement (phrase interdite aux moins de 18 ans) une fellation persévérante et accuse Ermankova d’avoir récupéré le sperme dans sa bouche pour l’introduire dans son vagin. Coût de l'opération: 25 millions d'euros (dédommagement, pension, maison).
Becker divorce en 2001. Barbara obtient dix autres millions et une propriété à Miami. Mais ça va encore, le jeune retraité a de la ressource. Il investit dans des concessions Mercedes et possède des parts du Bayern Munich, deux figures emblématiques de la fiabilité teutonne.
C’est ensuite que la situation dégénère. La boutique en ligne d'articles de sport fait faillite. Son Coll tombe à l'abandon: chambres délabrées, piscine craquelée, orangers asséchés. «Becker conquiert d'autres terres de plaisirs et laisse les ardoises et les procès s'empiler aux Baléares», raconte L’Equipe Magazine.
En 2002, Becker est condamné à deux ans de prison avec sursis, 1,7 million d'euros d'arriérés d'impôts et 500 000 euros d'amende pour évasion fiscale. Cette première alerte judiciaire aurait dû l’éveiller aux affres de l'euphorie ordinaire. Bien au contraire.
Becker mène une vie de jet-setteur, chemise ouverte sur un cœur trop bon, la crinière rousse au vent. Il court le monde, le jupon et le cachet. Il court tellement que ses revenus n’arrivent pas à suivre.
Les femmes lui coûtent une fortune. Il les emmène dans les palaces et loue encore une garçonnière au Bentley Hotel South Beach, à Miami. Prix pour une semaine en famille: un million et demi d'euros. Entre deux parties de jambes en l’air, Becker devient accro au poker. Il joue de sa réputation, de son pognon.
En 2017, un juge londonien siffle la fin de la récréation. Becker est déclaré en faillite personnelle pour une dette de trois millions d'euros auprès de la banque privée Arbuthnot, Latham and Co. Excédée par une succession de promesses non tenues, la juge lui refuse un nouveau délai de vingt-huit jours pour vendre Son Coll et rembourser ses dettes. Une semaine plus tard, le patron suisse de Völkl lui réclame 36,5 millions d’euros d’arriérés, plus précisément des prêts non honorés, devant le Tribunal de Zoug.
Loin d’être fatigué par cette vie de bâton de chaise, il se remarie à Saint-Moritz avec une Néerlandaise qui lui donne un nouveau fils, Amadeus. Il oublie de payer le pasteur, égare la facture du couturier. Nouvelles poursuites en Suisse.
Ailleurs, ses affaires vont de mal en pis. Les voitures Boris Becker, la TV Boris Becker, ou plus encore la Boris Becker Business Tower, un projet d'immeuble de neuf étages à Dubaï, ne sont plus que les espoirs ruinés d’un godelureau mégalo. Même Mercedes, son sponsor de toujours, finit par lui réclamer ses amendes de parcage.
Les commandements de payer s’empilent et les crédits s’accumulent, certains à un taux de 25%. Il n’y a plus d'issue possible.
C’est un homme abîmé, le genou boiteux et le coude râpeux, qui fait son retour dans le monde du tennis. D’abord comme consultant pour la télévision. Puis comme conseiller de Novak Djokovic. A chaque fois avec un rôle mal défini: à la télévision, il fait tantôt le bouffon, tantôt l’expert. Avec Djokovic, il cumule les deux fonctions.
Le Serbe l’embauche pour, dit-il, «sa rigueur allemande», et parce que «c’est un gars marrant». Étrange ce besoin d’ajouter à la fin, comme s’il s’agissait de charité chrétienne: «J’ai confié ce poste à Boris car je veux rendre au sport ce qu’il m’a donné.»
Au début, personne n’y croit. «Boris and Nole, strange combination», s’esclaffe Goran Ivanisevic, devenu plus tard le «vrai» conseiller de Djokovic (il l’est toujours). «C’est un coup marketing. Novak veut qu’on parle de lui», soupire un concurrent.
Becker réapparaît, plus en chair qu’en os, dans cette nouvelle noblesse de courts. Les uns colportent qu’il a tout perdu, les autres rétorquent qu’il lui reste ses habits de lumière, costumes trois-pièces taillés pour les premiers rôles, assortis tantôt d’un cigare, tantôt d’une accorte créature.
On l’a vu déambuler ainsi pendant des années, traverser les salles de presse où il dissimulait sa haine, fendre des foules qu’il remarquait à peine, «kolossal» et seigneurial. Le matin, ses yeux irrémédiablement vitreux semblaient entrouvrir une fenêtre sur le monde. Ses joues écarlates, bouffies d'orgueil, molestaient rageusement un chewing-gum – chez les scouts, on l’aurait appelé hamster grincheux.
Rattrapé par les poursuites, Boum-Boum n’avait plus la force de fuir ses responsabilités, ni vraiment d’endroit où aller. Il ne lui restait plus que le tennis. Il y trouvait «les sièges un peu petits», et s’y posait à demi; il avait du mal à marcher mais dans le sillage de ses volutes de cigare, tout le monde le regardait avec intérêt et semblait content qu’il soit là, «unser Boris» à jamais, l’homme qui n’a jamais su faire autrement que tout oser et collectionner les trophées. C’est même pour cela qu’on l’aimait tant. Un peu trop, à la folie probablement.