Johan, vous avez disputé un Euro à domicile en 2008. Quels conseils donneriez-vous aux joueuses de la Nati féminine, qui vivront une expérience similaire dans quelques jours?
Un tournoi à domicile, c'est unique. Les émotions sont démesurées. Vous avez l'énorme chance de jouer un grand événement devant votre famille et vos amis, dans votre ville. Ces sentiments sont intenses et marquants. C'est précisément cela que je voudrais transmettre à nos joueuses. Il est crucial de ressentir l'énergie du public et l'enthousiasme du pays. Ce soutien peut vous apporter énormément, même si, en 2008, cela ne nous a pas suffi. Nous avons été éliminés dès la phase de groupes.
L'équipe avait-elle succombé à la pression?
Oui, je le crois. Nous étions dans un groupe difficile avec la Turquie, la République tchèque et le Portugal, et nous avons perdu le premier match face aux Tchèques. La pression dans cette situation monte immédiatement. Or il est important de ne pas trop s'en mettre et de garder confiance en ses capacités.
Vous allez vivre ce nouvel Euro à domicile dans un tout autre rôle: celui de coordinateur sportif de la Nati féminine. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager dans le football féminin?
Ce sont mes filles! Toutes les trois jouent au football. Honnêtement, je ne pensais pas que cela arriverait. Bien sûr, j'ai vu qu'elles étaient ambitieuses et très disciplinées, mais le football, ce n'était pas vraiment un sujet dans notre famille. On allait souvent voir des matchs, mais on ne jouait pas vraiment ensemble. Puis, à 12 ans, ma fille aînée m'a dit: «Papa, je veux devenir footballeuse». Là, j'ai su que je devais être présent pour elle, pour l'accompagner dans ce rêve. C’est ainsi que je suis devenu l'entraîneur des U15 du Lancy FC et que je travaille désormais avec l'équipe première. Avec ce groupe, nous avons atteint la 3e ligue et nous cherchons à monter encore.
Vous avez rejoint Arsenal à 16 ans. Que diriez-vous si l'une de vos filles voulait partir à l'étranger à un âge aussi précoce?
Pour moi, la question est toujours la même: quel sera l'environnement? Si elles sont près de moi, je sais ce que je peux leur apporter. Je pense qu'en Suisse, nous avons d'excellents entraîneurs. Mais il est vrai que le développement que l'on peut vivre à l'étranger est totalement différent. Je parle en connaissance de cause. Quand j’ai rejoint Arsenal, c’était un grand saut hors de ma zone de confort. On se retrouve à jouer contre des joueurs venant d’Espagne, d’Italie, de l’Irlande ou de Norvège. Chaque jour, la pression de la concurrence est palpable.
Et il n'y a personne pour vous.
Exactement. Personne n’est là pour vous protéger. Pas votre papa, rien. A Genève, à 15 ans, on me disait: «Djourou est un grand talent». Mais quand je suis arrivé à Arsenal à 16 ans, tous les joueurs étaient de grands talents, et ça ne s'est joué que sur le travail acharné. C’est pourquoi je dis toujours qu'il faut une bonne mentalité. Sans ça, ça devient très difficile. Nous avons vu de nombreux exemples de jeunes qui sont partis tôt à l'étranger et sont rapidement revenus.
Vous avez une histoire particulière, puisque vous êtes le fruit d’une liaison de votre père en Côte d'Ivoire. Ce dernier a révélé cette histoire à sa femme à Genève. Vous êtes ensuite venu en Suisse et vous avez été adopté par cette dernière. Comment cela vous influence-t-il aujourd'hui, en tant que père?
Je suis chanceux, j’ai eu beaucoup de chance. J’ai reçu beaucoup d’amour de la part de mes deux mères, ma mère biologique et ma mère adoptive. Aujourd'hui, en tant que père, c'est ce qui compte le plus pour moi: pouvoir transmettre cet amour à mes filles. Mon histoire n’a pas toujours été facile. Mais cela me donne aujourd'hui une force particulière. Je sais ce que cela fait de traverser des moments difficiles, et je sais combien il est précieux d’avoir quelqu'un pour vous soutenir.
Votre mère adoptive vous a dit un jour: «Je t’aime à moitié». Qu’est-ce que cela vous a fait?
C'est vrai, elle m’a dit ça. J'étais jeune et cela n’était pas évident pour moi. Mais aujourd'hui, je peux le comprendre. Vous savez, parfois, on laisse notre douleur affecter les autres. Les gens font aussi de leur mieux, mais on ne le saisit pas immédiatement. Elle m'a adopté, elle m'a donné tout ce qu'elle pouvait. Elle aurait pu dire: «Mon partenaire m’a trompée, je me sépare et je ne veux rien savoir de cet enfant». Mais non, elle m'a accueilli, sans obligation. Pour moi, cela montre une véritable forme d'amour.
Un ancien professionnel reconverti dans le football féminin: vous êtes une exception. Est-il important que d’autres hommes s’impliquent dans ce domaine?
Pour moi, cela a toujours été très naturel. J’ai trois filles. Ce serait probablement différent si j'avais eu trois garçons. Peut-être que je travaillerais dans le football masculin. Mais oui, je pense qu’il est important que des hommes s’engagent dans le football féminin. Beaucoup de choses, surtout dans les détails, sont inspirées du football masculin. Les joueuses regardent aussi beaucoup de matchs masculins. J'ai joué en finale de la Ligue des champions avec Arsenal en 2006 et j'ai participé à des Coupes du Monde et des Championnats d'Europe. Ce sont des expériences que je peux partager.
Vous évoquez votre finale avec Arsenal, mais vous avez également été capitaine à Hambourg. Quel épisode de votre carrière vous a le plus marqué?
Vous savez, il y a également eu des moments difficiles qui, avec le recul, ont peut-être été plus importants pour mon caractère que mes succès. Sportivement, bien sûr, c'était incroyable de jouer si jeune à Arsenal et d'avoir de nombreuses opportunités. Ma période à Hambourg, en tant que capitaine, a aussi été essentielle. Ce n’était pas toujours facile là-bas, mais c'est justement ce qui fait la richesse de cette expérience. Tout mon parcours a été une grande école. Mais je n’oublierai jamais mon temps avec Arsène Wenger à Arsenal. Les conversations avec lui, travailler aux côtés de joueurs comme Thierry Henry: c’était génial.
Y a-t-il quelque chose d’Arsène Wenger que vous avez retenu et qui vous aide aujourd’hui dans vos fonctions?Un moment particulier me vient en tête. Quand ma tante est décédée, cela a été très difficile pour moi. Ma mère et elle étaient jumelles, donc nous étions très proches. Un match contre Everton était prévu le lendemain. Arsène est venu me voir la veille et m’a dit: «Je sais que c’est difficile, mais demain, tu joueras». J’étais complètement abasourdi, je n’étais pas du tout prêt à penser au match. Mais il m’a dit: «Après ça, tu seras plus fort». J'étais triste, mais l’objectif était clair: jouer, performer, aller de l’avant. C’est une des leçons les plus importantes pour moi. Dans le sport professionnel, il n’y a pas de chemin facile.
Vous vous êtes fait un nom en tant que footballeur. Est-ce votre rôle au sein de l'Association suisse de football (ASF) de faire en sorte que le football féminin ait plus de visibilité?
Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas parce que je suis Djourou. C’est parce que je pense avoir les compétences nécessaires pour le faire. Je suis convaincu que notre football féminin doit devenir plus attractif. Je dois faire attention à la manière dont je le dis, mais en fin de compte, le football est aussi une question de business. Il s'agit de visibilité, de spectateurs, d'intérêts économiques. Et là, le football féminin, notamment la ligue locale, n’est pas encore à la hauteur. Le niveau doit augmenter. Le foot féminin doit être plus attractif, les infrastructures doivent être améliorées, tout comme les possibilités pour les joueuses.
Comment se déroule votre travail en tant que coordinateur sportif de la Nati féminine?
On peut penser qu'un coordinateur sportif est surtout dans son bureau, et j'ai en effet beaucoup de tâches administratives, notamment en ce qui concerne la promotion du football féminin. Cependant, je suis une personne qui a besoin d’être sur le terrain. Je suis présent, je participe aux entraînements, que ce soit pour des exercices de tir ou des ateliers techniques. Il est important pour moi d'être proche des joueuses, d’échanger directement avec elles. Je parle régulièrement avec des filles comme Lia Wälti, Sydney Schertenleib, Noemi Ivelj ou Ana-Maria Crnogorcevic pour mieux comprendre leurs motivations.
Qu'est-ce qui vous impressionne le plus dans l’évolution du football féminin?
Avant, le football féminin n’était pas toujours pris au sérieux. Il était souvent perçu comme un simple «ajout» dans les offres sportives. Parfois, un père, ou un homme qui n’avait pas réussi dans le football masculin, se retrouvait à entraîner des filles. Les footballeuses ont de grands rêves et méritent un coaching professionnel. C’est pour cela qu’il était important pour moi de me lancer activement dans le football féminin, en apportant ce que j’ai appris. Les petits détails – quel pied utiliser, quand lever la tête, quel est le bon moment pour faire une passe – ne peuvent être transmis qu’à travers l’expérience personnelle du jeu.
Que pourrait apprendre le football masculin du football féminin?
Je pense qu’il ne faut pas toujours comparer les deux. Mais ce qui me frappe dans le football féminin, et ce que j’admire, c’est la dimension humaine. Il y a une grande humilité et un fort esprit communautaire. Tout le monde pousse dans la même direction. Le développement est rapide. Dès que les joueuses comprennent quelque chose, elles arrivent à le mettre en pratique dès le lendemain. Leur capacité d’apprentissage est impressionnante. Chez les hommes, c’est souvent plus axé sur la visibilité, les réseaux sociaux et l'image de soi. Chez les femmes, on sent qu’elles jouent par conviction. Elles veulent s'améliorer et ne sont jamais complètement satisfaites de leurs performances. Elles ont aussi souvent besoin de plus de clarté dans les consignes.
Pourquoi est-ce ainsi?
Je pense que chez les hommes, il y a ce sentiment de confiance en soi qui dit: «Si ça ne fonctionne pas aujourd’hui, ce n’est pas grave, ça ira demain». Les femmes, elles, ont besoin de davantage de structure. Elles veulent savoir exactement quel est le plan A et quel sera le plan B. Cela leur donne un cadre rassurant.
Je ressens globalement la même chose en tant que journaliste qui couvre à la fois le football féminin et masculin. On peut aussi dire que les footballeuses sont souvent plus accessibles et plus ouvertes que les footballeurs.
(Rires) Peut-être que c’est à cause du stress ou de l’argent. Dans le football masculin, les attentes sont énormes. Chaque action, chaque match est sous haute surveillance. Il faut constamment livrer des résultats, que ce soit en club ou en équipe nationale. Le stress d’un match en Ligue des champions est colossal. Dans le football féminin, cette pression n’est pas encore aussi forte. Chez les hommes, tout est plus contrôlé, même la manière de parler aux médias. On réfléchit souvent à deux fois avant de dire quelque chose, de peur que la réaction soit négative.
Vous vous projetez à long terme dans le football féminin ou envisagez-vous un jour de revenir au football masculin?
Honnêtement, je ne sais pas encore. Si je sens que mon travail a un réel impact ici, que je fais une différence, alors je resterai. Beaucoup de personnes contribuent déjà au football masculin. J’ai aujourd’hui une idée claire et un plan avec mon équipe à Genève. Nous voulons prouver qu’il est possible de réussir même avec des moyens limités. Mais je laisse la porte ouverte. Peut-être qu’un jour, je reviendrai dans le football masculin, mais pour l’instant, je me sens exactement à ma place dans le football féminin.
Comment voyez-vous l’avenir du football féminin?
Je pense qu’il y a un potentiel énorme. Mais pour le libérer, il faut des entraîneuses et des entraîneurs passionnés, ainsi qu'une structure. Si on commence tôt avec une base solide, on peut accomplir de grandes choses. Nous avons fait des progrès, mais il y a encore beaucoup à faire dans le développement des jeunes. Il manque une vraie structure au niveau de la formation et des programmes bien établis. Si nous arrivons à mettre cela en place, le football féminin peut aller très loin.
Quel rôle à cet Euro à domicile dans ce processus?
C’est un moment clé, car c’est l’occasion pour le football féminin de recevoir l'attention qu’il mérite. Le public doit vivre l’expérience dans les stades et repartir avec cette sensation: «Wow, c’était génial! Je ne m’y attendais pas». C’est l’objectif que nous devons viser. Les spectateurs, y compris beaucoup d’hommes qui étaient peut-être sceptiques, doivent être enthousiasmés. Et surtout, cela doit inspirer les petites filles à s’intéresser au football.
Il y a un phénomène actuel où, lors d'événements majeurs comme la finale de la Coupe de Suisse ou les matchs de la Nati, les stades sont remplis et accueillent plus de 10 000 spectateurs, tandis que pour les matchs réguliers, en championnat, l'affluence peut se limiter à seulement 200 personnes.
C’est un très bon point. Il faut en tenir compte et y réfléchir sérieusement. Bien sûr, l'Euro est un tournoi spécial. Les gens viennent pour l’occasion, car c’est un grand événement. Des équipes comme l’Angleterre, l’Italie, les Pays-Bas ou l’Allemagne, ce n’est pas tous les jours qu’elles jouent en Suisse. Mais effectivement, après l’événement, la réalité revient. Quand Yverdon joue contre Rapperswil, il n’y a peut-être que 120 personnes dans les gradins. C’est notre quotidien, et il faut être honnête avec ça. Cependant, je crois qu’on ne doit pas trop comparer ces événements.
Pour conclure, quels sont vos objectifs avec l’équipe nationale?
Le sentiment après les matchs de Ligue des nations est mitigé. Mais je suis convaincu qu'avec une bonne préparation, nous aurons toutes les cartes en main pour réaliser quelque chose de positif. Nous avons une excellente formation, un très bon esprit d’équipe, une coach de qualité en la personne de Pia Sundhage, et un staff très engagé et compétent. Bien sûr, nous savons que les autres équipes sont également très fortes. Mais sincèrement, pour moi, et je pense que c’est le cas pour chaque joueuse et membre du staff, ce serait une vraie déception si nous venions à ne pas dépasser la phase de groupes. Notre objectif est clair: atteindre les quarts de finale.