Comme de nombreuses personnes en Europe, vous êtes surpris que Robert Lewandowski n'ait pas reçu le Ballon d'or. Pourquoi?
MIROSLAW TLOKINSKI: Parce que les critères ont brusquement changé et qu'ils sont faits à la tête du client. Attention: si je dois raisonner en termes de jeu et désigner le meilleur joueur de la décennie, il n'y a aucun débat. Personne ne soutient la comparaison avec Messi. Personne. Ni Lewandowski, ni même Ronaldo. Si on parle conduite de balle, accélération, dribble, vision du jeu, capacité à préparer un but, pour soi ou pour l'équipe, Messi n'a aucun égal.
Alors, où est le problème?
Dans les critères. Comment sont-ils définis? Quels sont les principaux? Dans quelle mesure sont-ils respectés? Concrètement, on n'en sait rien.
Vraiment?
Si le Ballon d'or récompense des qualités individuelles, je veux bien admettre que Messi et Ronaldo l'aient gagné à tour de rôle pendant 15 ans. Mais si ce critère intègre le nombre de buts marqués, c'est inique: les milieux de terrain et les défenseurs n'ont pratiquement aucune chance. Et quel est le poids des trophées collectifs? Si ces titres comptent, c'est encore pire: nous avons créé de grands oubliés, d'énormes injustices.
Par exemple?
En 2010, Wesley Sneijder a tout gagné avec l'Inter, il est finaliste du Mondial avec les Pays-Bas, mais France Football (réd: l'organisateur) explique que les statistiques individuelles priment sur les trophées collectifs, et donne le Ballon d'or à Messi.
Pareil en 2013 avec Ribéry. Pareil en 2019 avec Van Dijk. Et voilà qu'en 2021, Lewandowski bat tous les records individuels. Il répond totalement aux critères. Il sait qu'il va gagner. Il en est même certain.
Mais?
Mais France Football répond que les trophées collectifs priment sur les statistiques individuelles! Tout le contraire de ce qu'il avait dit jusqu'ici! D'ailleurs, je ne vois pas quel autre argument il aurait pu trouver. Lewandowski a marqué 64 buts. Il a battu le vieux record de Gerd Müller, qui datait de 49 ans. Il avait de très loin les meilleures stats individuelles.
Pourquoi dès lors le jury a-t-il choisi Messi?
Officiellement, parce que Messi a remporté la Copa America. Un trophée collectif... Mais avec tout le respect que je dois à Messi, nous savons très bien que la politique, les sponsors et le chauvinisme des journalistes influencent le résultat. Pour moi, ce trophée a perdu sa crédibilité.
Le jury est composé uniquement de journalistes, 220 dans le monde entier.
Et chacun sait qu'il est facile d'approcher un journaliste... N'importe quel dirigeant et sponsor peut le faire. Regardez les résultats du vote: les Sud-Américains ont tous voté pour Messi. Historiquement, ils ne sont intéressés que par leurs championnats. Ils se fichent éperdument des équipes européennes, encore plus des équipes allemandes. Ils n'allaient pas choisir un petit polonais.
L'Europe n'a-t-elle pas voté Lewandowski?
Une partie importante, sans doute. Les journalistes européens ont une vision du monde plus large, mais avouons-le, je ne suis pas sûr qu'ils suivent tous des critères précis, même ceux qui ont désigné Lewandowski. C'est pourquoi ce trophée France Football a presque perdu toute valeur. Ce n'est pas sérieux.
Que faudrait-il changer?
Nommer une commission, un groupe restreint d'experts indépendants qui délibère, qui débat de chaque critère. Avec les meilleurs journalistes, les vrais spécialistes.
Ressentez-vous une déception en Pologne?
Bien sûr que les gens sont un peu fâchés. Ils éprouvent un sentiment d'injustice. Ils attaquent France Football sur les réseaux sociaux. Mais que voulez-vous? L'UEFA, la Fifa, Barcelone, Paris: tout ça, vous savez très bien que ça compte... On sait tous comment ces choses se passent.
Lewandowski le sait-il aussi?
Je crois qu'il aura du mal à récupérer psychologiquement. Je crois même qu'au fond de lui, il était convaincu de gagner, et qu'il lui faudra du temps pour évacuer toute arrière-pensée.
Mais la pire injustice reste celle de 2020. Là, personne ne pouvait rivaliser avec Lewandowski. Même Messi l'a reconnu. Lewandowski a remporté la Ligue des champions avec le Bayern, terminé meilleur buteur et meilleur joueur. Et qu'a dit France Football? On est désolé, mais on ne donnera pas le Ballon d'or cette année car le Covid a faussé les compétitions. En réalité, un seul championnat n'est pas allé à son terme. Un seul: la Ligue 1 française!
Dans quelle mesure, selon vous, Lewandowski est-il prétérité parce qu'il est polonais?
Si seulement sa nationalité était son seul défaut... Lewandowski est un finisseur. Il est à la conclusion des actions et dépend beaucoup du collectif, c'est un fait. Sur ce plan aussi, je reconnais que Messi n'a besoin de personne pour marquer. Je plaisante à moitié, mais il peut changer le résultat d'un match à lui seul. Pas une fois, pas deux fois, mais plein de fois, par des buts ou des passes. Il n'existe pas de joueur plus complet au monde.
Mais ce n'est pas le seul critère.
Exactement. Si on parle d'un buteur, il n'y en a jamais eu d'aussi prolifique dans toute l'histoire du football que Lewandowski en 2020 et 2021. Gerd Müller, lui aussi, était un finisseur. Il n'a jamais construit une action, jamais dribblé personne. On le considère pourtant comme une légende. Mais il n'était pas Polonais, certes.
A titre personnel, vos origines vous ont-elles privé d'une plus grande carrière?
Moi, j'avais d'autres soucis. J'étais ouvertement anti-communiste, le gouvernement connaissait mon opinion sur ses qualités et son humanité... Je n'ai pas eu un accès facile à l'équipe nationale. Quand je suis parti à l'étranger, en France, les communistes qui dirigeaient la fédération de football ont considéré qu'il n'y avait pas de retour possible. Et puis, c'était la grande équipe de Pologne. Ma génération a eu beaucoup de mal à percer. Sans oublier que nous n'avions pas d'agent.