Aux Etats-Unis, plusieurs sociologues se sont emparés d'un sujet qui prend une ampleur certaine: la culture de la victimisation. Bradley Campbell et Jason Manning analysaient ce phénomène par le prisme des milieux universitaires, et publiaient un ouvrage intitulé The Rise of Victimhood Culture. Pour les deux auteurs, être une victime est même perçu comme «un statut moral, et ceux qui peuvent s'en prévaloir sont hissés sur un piédestal moral».
Hors des murs académiques, dans les stades où l'ambiance est moins courtoise, Cristiano Ronaldo expliquait que les sifflets le rendaient plus fort. Dans les gradins, conspuer ses idoles est devenu un sport national.
Capter la haine pour la transformer en force. Chacun procède à sa manière. Naomi Osaka n'arrive pas à fonctionner comme la star portugaise. Dans le monde de la petite balle jaune, les tribunes sont plus aimables - moins fournies. Un monde si élégant, parfois figé où le silence est demandé au moindre service, au moindre mouvement.
Et ce fameux samedi 12 mars 2021, une supportrice a osé transpercer le silence et invectiver Osaka, lui assénant un «Naomi, tu es nulle». Un commentaire sardonique et un sang-froid qui vole en éclats; la fragilité de l'athlète résonne sur sa carrière tumultueuse, rythmée par les dépressions et un mal-être tenace.
En marge de cet incident, Rafael Nadal n'a pas oublié de rappeler qu'il y a pire dans la vie. «On doit résister à ces choses qui peuvent arriver quand on est exposé au public.» L'Espagnol expliquait également que «les joueurs et joueuses ont une vie géniale» - c'est vrai que taper la balle en voyageant dans le monde entier, disons que ce n'est pas une corvée insurmontable.
Mais le sport de haut niveau crée un univers à part, hors sol, dont il est parfois difficile de gérer les aléas et les contraintes. Le sportif professionnel est souvent confronté à un massif à gravir sans cesse, où la stagnation est prohibée, où le doute est balayé d'un revers. La performance à tout prix, au détriment d'un mental entamé.
Le sport de haut niveau n'est pas la vie rêvée, peut-être, mais dans le cas d'Osaka, il est temps de prendre conscience que la société (et le sport) n'est pas une douce farandole, mais un défi de tous les instants. L'argent en jeu ne fait que participer à la véhémence ambiante autour des courts.
La joueuse de tennis japonaise, sur le passeport, biberonnée et élevée aux Etats-Unis, s'est souvent démarquée par ses caprices. Son premier fait d'arme à Roland-Garros a activé une position qu'elle adopte depuis.
Après le tollé médiatique, Osaka se retire du tournoi et étrenne son fatum - elle avoue au passage une grande dépression après le gain de l'US Open 2018. Le trou noir après l'ivresse de la victoire - Dominic Thiem peut en témoigner.
Une période d'anxiété qui va se prolonger jusqu'à une énième crise de larmes en conférence de presse en marge du tournoi de Cincinnati 2021. On aurait tendance à lui dire d'arrêter les frais, d'avouer son épuisement comme l'a fait Ashleigh Barty.
Les complaintes de Naomi Osaka rappellent celles de Serena Williams. Pour les Suisses et les Suissesses, difficile de ne pas se remémorer la comédie de la cadette des soeurs Williams face à Timea Bacsinszky, toujours à Roland-Garros en 2015. Si bien que l'ocre parisien s'est, le temps d'un match, transformé en scène de théâtre.
Serena, encore, nous avait gratifiés d'une performance théâtrale identique face à...Osaka, en finale de l'US Open de 2018, où elle avait dégoupillé et houspillé l'arbitre de chaise. Carlos Ramos a essuyé l'ire de l'Américaine qui le traitait de «menteur», de «voleur», avec encore cette phrase sortie de nulle part: «Vous me devez des excuses! Je n'ai jamais triché, j'essaie de donner le bon exemple à ma fille. Je n'ai jamais triché.»
Williams, ce jour-là, avait perdu ses nerfs et s'était posée en victime d'un système corrompu, profitant de l'esclandre pour convoquer le sexisme régnant dans le tennis en s'adressant au superviseur. Avant de fondre en larmes. Un psychodrame qui confirme les dires de Manning et Campbell: une «culture de la victimisation» qui insiste sur leur faiblesse.
Des diatribes, encore et encore, pour nourrir et fortifier ce statut moral. Un mode de fonctionnement qui convoque l'une des figures de cette culture de la victimisation, militante pour l'égalité entre les hommes et les femmes: Megan Rapinoe. La vive footballeuse, cheveux teints en violet, s'est souvent distinguée par des annonces fracassantes, dénonçant le sexisme et les problèmes sociaux. Adepte des déclarations percutantes, Rapinoe s'est attaquée aux discriminations salariales et s'est attribué une position de victime de choix:
Rapinoe n'est jamais à court de combats et se mue en porte-parole de plusieurs minorités. «En tant qu'homosexuelle américaine, je sais très bien ce que signifie regarder le drapeau et ne pas avoir le sentiment qu'il protège toutes vos libertés», expliquait-elle à l'agence Associated Press.
Ces trois exemples d'athlète et cette phrase incarnent une manière d'imposer une nouvelle tendance sociale et sociétale. Ce nouveau mode de positionnement s'innerve depuis quelques années au pays de l'Oncle Sam, où tout est surévalué, surfait, repoussé.
L'historien et maître d’enseignement de recherche des sciences du sport à l’Université de Lausanne, Gregory Quin explique:
L'idée d'une culture américaine de la victimisation fait son chemin. Mais cette nouvelle ère porte avant tout le sceau des réseaux sociaux, l'incarnation même d'un cimetière de l'intime. Dans cette jungle virtuelle, tout est prétexte pour se faire mousser, s'autoproclamer «influenceur» ou se poser en «victime» grâce à des publications qui se répandent à la vitesse de l'éclair.
«Les stars en général appartiennent au public. Encore plus à l'ère des réseaux sociaux», constate Christophe Jaccoud, sociologue et Professeur au Centre international d'étude du sport (CIES) de l'Université de Neuchâtel. Serena Williams compte 14,4 millions d'abonnés sur Instagram; Rapinoe 2,2 millions et Osaka culmine à 2,8 millions. A elles trois, près de 20 millions de personnes possiblement touchées.
A contrario, si nous prenons des athlètes masculins, le sociologue décrit «une culture de la contrition». Les exemples de Lance Armstrong, Tigers Woods ou, loin du sport, du président Nixon sont des illustrations qui convoquent une autre logique victimaire; assumer ses erreurs mais être victime de ses actes. Les individus ne sont pas maître des actions qu'ils entreprennent, inspirait Machiavel.
Si ces exemples tournent toujours autour d'athlètes originaires des Etats-Unis, la question se pose: est-ce culturel ou, plus profond, générationnel?
Grégory Quin déclare:
Dans une époque où une (autre) culture s'élève, celle de la dénonciation, cette exposition aux juges, voire aux «inquisiteurs», pour Christophe Jaccoud, révèle l'importance de l'appartenance «à une minorité maltraitée qui appelle à la doléance».
Osaka, Rapinoe, Williams sont les exemples d'une génération dopée aux réseaux sociaux, où victimisation, contrition et offense s'effondrent derrière une seule et même étiquette: la course à un sentiment d'appartenance face à un tribunal de juges toujours plus nombreux et haineux.