Après tout ce temps, il reste difficile de savoir exactement si Dominic Thiem avait mal à la tête ou au poignet. Alors qu'il était introuvable, la rumeur l'a diagnostiqué tantôt inapte au service, décharges électriques dans tout le bras, tantôt «épuisé psychologiquement», manque de jus. Preuve que les plombs ont bien sauté quelque part, l'Autrichien a mis neuf mois à revoir la lumière.
C'était ce mardi à Marbella, quelques minutes après l'autre come-back inespéré de la journée, celui de Stan Wawrinka face à Elias Ymer (défaite 6-2 6-4).
Les images diffusées en live streaming ont montré de vraies similitudes entre les deux joueurs, séparés de dix ans, mais associés à jamais par la pureté de leur revers à une main. Il y avait chez chacun d'eux un manque de spontanéité dans les choix, dans le placement et la maîtrise des rythmes, toutes ces choses qu'un joueur privé de compétition est amené à réacquérir patiemment, à l'épreuve du jeu, en se confrontant à des situations d'urgence. Mais il y avait aussi chez tous les deux, chez Thiem comme chez Wawrinka, une sorte de petit sourire paisible, un bonheur évident d'être là.
Dominic Thiem sait que son combat sera long, que Rocky IV est une badinerie, bonne à bercer les illusions des cuistres et des velléitaires, il sait que ce ne sera pas facile à son âge (28 ans), mais il se dit prêt à assumer une part de rédemption. Comme il l'écrit sur Instagram, il «travaillera dur et humblement». Il laissera courir les rumeurs et consacrera cette énergie à rattraper le temps perdu.
A-t-il encore cette énergie? A-t-il encore la force et la foi de reconquérir le trône auquel il semblait destiné, peu après un premier titre du Grand Chelem gagné dans des circonstances assez sordides, deux jeunots tétanisés par la peur et livrés au silence funeste d'une cathédrale désertée? (US Open 2020, victoire à huis clos contre Alexander Zverev sur le score de 2-6 4-6 6-4 6-3 7-6.)
Après cette finale qui l'a exténué, Dominic Thiem a soigné son genou gauche, puis le droit, puis il ne savait plus trop lequel. C'est en remontant le fil de sa carrière qu'il est tombé dans «un trou noir», selon ses mots, tout en précisant que ce n'était pas vraiment une dépression, «rien de grave», au cas où certains en viendraient à imaginer qu'il yoyote de la cafetière.
Et puis du jour au lendemain, il n'y a eu plus rien. Plus d'objectif à poursuivre, d'attentes à dépasser, de victoires à aller chercher. Arrivée au sommet: tout le monde descend.
«Un champion se doit d'être performant dans l’analyse, explique Makis Chamalidis, docteur en psychologie et ex-coach mental de nombreux tennis(wo)men français. Au bout d’un certain temps, il peine à se reconnecter avec son désir. Pourquoi? Parce que le tennis, en définitive, est une activité lassante. C’est un microcosme composé des mêmes gens et des mêmes escales. Avec l'usure, il est important d'entrer dans un autre processus que simplement gagner ou perdre. Il faut se trouver un but, une cause, une envie d'épater.»
Marat Safin l'a vécu lorsqu'il est devenu No 1 mondial: «J'ai commencé à gamberger, à me demander ce qu'il y avait après le rêve, derrière la consécration. Et maintenant, je fais quoi?» Arrivé au sommet, happé par le vide.
L'année suivante, Thiem n'a pas défendu son titre à l'US Open, pas plus qu'il n'a donné d'explications sur ses absences, sinon un cours d'anatomie mentionnant «un décollement de la gaine postérieure sur le bord ulnaire, côté intérieur, au poignet droit», et débrouillez-vous avec ça.
C'est au Standard qu'il confiera tardivement son malheur, sa solitude, son angoisse face aux tribunes vides. «Si j'avais gagné l'US Open dans des conditions normales, les choses auraient continué normalement et je ne serais probablement pas dans cet état», a-t-il avoué.
Dans ces bulles sanitaires où les humeurs macèrent, protégées de la chaleur humaine par la barrière de la langue et des cercles fermés, Thiem a vu tout en noir. Même si ce n'était pas exactement un trou, ça en avait la forme et le fond. «Pour la première fois de ma vie, je n'avais plus d'horizon, plus de planifications. Des tournois étaient annulés, et l'incertitude devenait gentiment complète.»
Dans Standard encore, il raconte cet Open d'Australie où il a remonté un handicap de deux sets contre Nick Kyrgios, avant qu'un nouveau confinement ne soit décrété et les gradins évacués «comme s'il y avait eu un incident nucléaire». Deux jours plus tard, Thiem entrait encore une fois dans un stade vide et en était balayé par Grigor Dimitrov. «Je n'ai pas réussi à faire face...»
Il était au bord de la rupture. Quelques semaines plus tard, il pétait un fusible et n'avait plus même l'énergie de regarder du sport à la télévision.
Mais Dominik Thiem n'est pas seulement une victime collatérale du Covid et d'une vaste guerre des nerfs. Il est surtout, d'abord, une créature du surentraînement et de la quête obsessionnelle. A l’académie de Vienne, où son père enseignait le tennis, il est devenu immédiatement l'élu de Günter Bresnik, ce qui fut à la fois son salut d'enfant hyperactif et ses adieux au monde normal. «J’ai compris que ce gosse serait le joueur de ma vie», aurait dit le mentor, et ça veut dire beaucoup sachant qu'il avait déjà coaché le jeune Boris Becker.
Dominik Thiem a toujours eu cette image de premier de classe indubitable, profondément appliqué et poli. Il n’a jamais manqué un entraînement, pas même «carotté» un ou deux appuis faciaux. Il a montré une implication docile et constante, à un haut niveau d'intensité, sur de très longues durées. Forcément, il a compromis sa santé. Mais il était trop petit pour voir aussi loin.
Il restait volontiers après les courts, zélé, pour faire ses devoirs de stakhanoviste ou quelques exercices physiques supplémentaires. Plus grand, il a partagé ses annotations studieuses sur Facebook et promené ses certitudes au bord des courts jusque tard le soir, en laissant trainer des grandes oreilles, chérubin à tête de chou.
Au gré des interviews, Gunthor Bresnik a souvent répété combien le gamin n’a jamais contesté son autorité, combien il est un «good boy», brave et bon à jamais. Pour l'aguerrir à la férocité de l'espèce humaine, il l'a confié aux bons soins d'un officier de l’armée autrichienne du nom de Resnik (véridique), un genre de Rambo des Bois en mode hipster, adepte des virées nocturnes en forêt et des nages en rivière tout habillé.
Resnik a constaté avec dépit que son protégé ne deviendrait jamais bestial, même au contact des sangliers et des truites, alors il lui a fait soulever de troncs et renverser des montagnes.
Thiem a mis longtemps à s'émanciper de cette éducation à la dure, très longtemps à remplacer Bresnik & Resnik par un peu d'astuce et d'espièglerie, puis par le champion olympique Nicolas Massu. Trop longtemps, peut-être, selon certaines sources qui le disaient «carbonisé» à 26 ans.
Même si la séparation fut douloureuse (commandement de payer, plainte), elle l'est nettement moins que les coups de boutoir essuyés sous le régime patriarcal du duopack autrichien. Dominic Thiem n'est plus le même, ou disons qu'il essaie.
A Marbella, un nouvel homme est revenu, sans bruit, ni chichi. Avec un petit sourire et c'est déjà très bien, peu importe cette défaite 6-3 6-4 contre l'Argentin Pedro Cachin.