Les organisateurs lui avaient prévu «une cérémonie spéciale», «une fête à la maison», comme on dit pour paraître intimes, et des milliers de Suisse voulaient en être. «A tout prix», ironise Pascal, un quinquagénaire de Cugy (VD), malheureux détenteur de deux billets pour le 27 octobre au prix de 119 francs l'unité. «Il y avait une rumeur sur Facebook pour une surprise le jeudi...»
Or Roger Federer a décliné l'invitation, évoquant en des termes hydrauliques choisis une émotion débordante qu'il peine à canaliser et des larmes d'adieu qui n'ont pas eu le temps de sécher: «Fêter à la maison revêt une importance particulière pour moi, mais cela arrive trop tôt après Londres (...), avec toutes les émotions que j'y ai vécues», a-t-il communiqué lundi dernier.
Depuis cette annonce inattendue, des centaines de billets sont en revente sur Ricardo, à des prix souvent bradés et pour toute une gamme de places, des rangées «populaires» (81,40 francs quand même) aux packages VIP. Vendredi, à l'heure du Müesli, on recensait 137 annonces pour un total de 362 billets en vente. L'offre est à peine moins pléthorique sur Anibis où certains vendeurs renoncent à facturer les frais d'envoi.
L'affiche a pourtant de la gueule. Même de sacrées têtes de série. Elle rassemble quatre vainqueurs du Grand Chelem, Stan Wawrinka (3), Andy Murray (3), Carlos Alcaraz (1) et Marin Cilic (1), mais aussi trois candidats sérieux, Casper Ruud, Nick Kyrgios (sauf blessure) et Félix Auger-Aliassime.
Sur les six vendeurs de billets que nous avons pu contacter, un seul invoque un empêchement majeur. Les cinq autres n'attendaient que de «chialer avec Roger» et s'estiment au mieux «déçus», «un rien floués», voire «cocus». Céline, 38 ans, cheffe de rayon dans le Jura bernois, rappelle qu'en avril dernier, la prévente s'était ouverte sur les promesses de grandes retrouvailles.
«Dans les médias, le tournoi avait lourdement insisté sur la présence de Roger et sur le fait que nous devions en profiter au maximum, un peu comme on le dirait d'un vieil oncle malade... On pouvait imaginer une blessure mais pas que Roger ne fasse pas au moins une apparition. Moi, je voulais juste le voir en vrai avant qu'il ne prenne du ventre et des cheveux gris (je rigole).»
Les plus suspicieux ne peuvent s'empêcher de croire à une stratégie de communication savamment étudiée. En avril, les Swiss Indoors avaient autant promu leur grand retour sur le circuit après deux ans de Covid que celui de l'idole locale après deux ans de vide. Deux bonheurs pour le prix d'un: c'était happy hour.
Mais en août déjà, l'entourage de Roger Federer faisait courir le bruit que le champion n'irait pas à Bâle, histoire de préparer la population à des désagréments (même procédé qu'avec les coupures d'électricité). Un membre du staff appelait même CH Media (auquel appartient watson) pour témoigner de son embarras: «Si on dit que Roger joue et qu'il annule ensuite, on sera mal vus. Et si on avoue que sa participation est incertaine, il y aura de l'agitation».
Lorsque Roger Federer a entrepris d'annoncer sa retraite, l'agent Tony Godsick a appelé le patron des Swiss Indoors, Roger Brennwald, pour le prévenir en personne, une heure avant la diffusion de la vidéo. Le tournoi a aussitôt annoncé «une cérémonie spéciale» (très exactement: Abschiedsparty) en l'honneur du retraité.
«L'immense communauté de fans, les partenaires et les supporters des Swiss Indoors attendent avec impatience que la légende entre cette année encore sur le court central baigné de lumière. Nous dirons au revoir à Roger Federer à la halle Saint-Jacques.» Personne n'avait manifestement envisagé que le Maître ait d'autres projets.
L'histoire est plus globalement compliquée. Pour Brennwald, l'avènement de Federer fut à la fois une chance et une malédiction. Les Swiss Indoors étaient l'un des meilleurs tournois au monde, labellisés comme tel, avant de devenir le tournoi du meilleur joueur du monde. Pendant des années, les «Kultfigur» du tennis ont défilé à Saint-Jacques devant des travées archicombles (et ces volutes de cigarillos qu'Agassi combattait farouchement). Depuis que Bâle possède sa propre idole locale, le public n'a d'yeux que pour elle. Les autres ne l'intéressent plus beaucoup. Il subsiste comme un état de dépendance.
Les deux Roger, en outre, ont parfois entretenu des relations exécrables. En 2013, Brennwald dénonçait les doléances exorbitantes et l'attitude distante de son «jeune voisin de quartier», tout en annonçant officiellement qu'il ne lui vendrait pas le tournoi. Quelques semaines plus tard, Federer jurait à la presse romande que ce désaccord n'était «absolument pas une question d'argent, mais de parole et de reconnaissance». Sans autres explications. Personne ne peut exclure qu'aujourd'hui, même après neuf ans, certaines larmes de colère n'aient pas eu le temps de sécher, elles non plus.