Pas un seul vrai stade, pas de tradition footballistique et près de 50 degrés en été. C'est dans ces conditions que l'Etat désertique du Qatar a présenté sa candidature pour la Coupe du monde 2022. Et il l'a obtenue, malgré tout. Comment en est-on arrivé là?
C'est à cette question que Netflix veut répondre dans sa série documentaire en quatre parties intitulée Fifa uncovered (qu'on peut traduire en français par «la Fifa à découvert») et sortie mercredi. Ce n'est pas le seul documentaire sur la thématique diffusé à l'approche du Mondial, qui commence le 20 novembre. La ZDF, Pro7, Arte et la SRF, entre autres, ont aussi mené des investigations. Néanmoins, c'est sans doute Netflix qui a réalisé le travail le plus approfondi avec Fifa uncovered. La grande force de cette mini-série? Elle retrace toute l'histoire de la corruption au sein de la Fifa, qui a commencé alors que la fédération internationale de football n'était encore qu'un «club entre amis».
Contrairement à la plupart des documentaires, Fifa uncovered pose sa loupe non pas sur l'Etat qatari mais bien sur la Fifa, avec une première étape à Zurich, siège de l'instance. Parce que, pour comprendre l'attribution de la Coupe du monde au Qatar, connaître l'histoire de la Fifa est indispensable. Ainsi, ce qui passait pour une aberration devient tout à coup logique.
On liste et on vous explique les huit points clés du documentaire.
Le documentaire commence par montrer comment la Fifa est passée d'une association pauvre et amateur réunissant sept pays à une fédération qui allait produire les plus grands scandales de corruption de l'histoire du sport. Les deux premiers épisodes, qui se focalisent sur cette évolution, sont particulièrement intéressants.
La grande rupture, comme on le présente, a eu lieu en 1974 avec la nomination du Brésilien Joao Havelange à la présidence de la Fifa. Havelange avait auparavant mené une vie de sportif aux multiples facettes: il était nageur professionnel et joueur de water-polo, deux disciplines qu'il a pratiquées aux Jeux olympiques. Son biographe dit de lui:
Havelange a également compris la règle la plus importante – et sans doute la plus grande lacune, comme la suite allait le prouver – au sein de la Fifa: un pays est égal à une voix. Ça signifie que, quelle que soit la taille d'un pays ou son rayonnement international, chacun d'eux a exactement le même pouvoir (une voix) lorsqu'il s'agit de prendre des décisions dans l'instance. «Si vous voulez gagner l'élection, vous devez donner de l'argent pour le développement du football dans le pays votant», explique ce même biographe. Même si le «développement du football» ne sera, en fait, pas beaucoup aidé de la sorte, c'est sous Havelange que des accords de ce type ont commencé à faire leur apparition à la Fifa.
Peu après son élection à la présidence de l'instance, la commercialisation de la Fifa a aussi commencé. L'homme du marketing de Havelange? Sepp Blatter. Le Valaisan a été le premier à commercialiser à l'échelle planétaire des événements comme la Coupe du monde. Il a conclu le premier accord de sponsoring avec Coca-Cola.
Sous Blatter, qui a bien fait de consolider ses relations avec le patron de la Fifa Havelange, d'autres contrats importants ont été signés. Le plus gros a sans doute été celui avec Adidas. La Coupe du monde 1982 en Espagne a été entièrement commercialisée par l'équipementier sportif.
L'accord suivant, extrêmement important pour la Fifa, a été celui conclu avec l'agence de marketing International sport and leisure (ISL), fondée par le fils d'Adi Dassler, Horst Dassler. Cet accord a marqué le début de la plus grande affaire de corruption dans le sport à ce jour: ISL a acheté tous les droits de marketing de la Fifa. Cette dernière ne semblait pas y comprendre grand-chose, alors elle s'est dit: «Tant que l'argent coule à flots, ISL peut faire ce qu'elle veut». Et l'argent a effectivement coulé à flots – surtout dans les mains de Havelange. ISL est devenue une sorte de banque pour la Fifa.
Sepp Blatter, dont les ambitions au sein de la Fifa ne cessaient de croître, en a été informé et, plus important encore, a pu prouver ces transferts d'argent. Du coup, le Valaisan a soudoyé Havelange: son silence en échange de la présidence de la Fifa. Autrement dit, Blatter n'a rien révélé sur la corruption d'Havelange et, en échange, Havelange a dû se retirer «dignement» après la Coupe du monde 1998 et laisser ainsi le champ libre à Blatter.
En d'autres termes, Sepp Blatter, qui a présidé pendant des années une association financée par des pots-de-vin et la corruption, qui n'a jamais été lui-même condamné et qui se défend aujourd'hui encore de toute culpabilité, a commencé sa grande carrière à la Fifa précisément par de tels moyens: le chantage. Et une bonne dose d'aveuglement. Après le départ de Havelange, le Valaisan a publiquement déclaré:
Ce qui avait déjà commencé avec Hitler et les Jeux olympiques de 1936 s'est produit pour la première fois à la Fifa en 1978: le sportswashing. La Coupe du monde se déroulait alors en Argentine, un pays dirigé par une junte militaire qui avait pris le pouvoir deux ans plus tôt. Et qui a pu redorer son image grâce à un conte de fée footballistique écrit avec le sacre de l'équipe locale.
Fifa uncovered rappelle aussi que le sportswashing a également été pratiqué en Espagne en 1982, quelques années après la dictature de Franco. Ou en Russie en 2018, lorsque Gianni Infantino, le nouveau président de la Fifa après Blatter, a vanté la Russie de Poutine comme «un pays chaleureux et ouvert sur le monde».
Mais ça a aussi fonctionné dans l'autre sens: dans les années 90, des fonctionnaires de la Fifa ont fanfaronné après avoir pris des photos avec Nelson Mandela. Blatter, en particulier, avait promis d'organiser la Coupe du monde en Afrique du Sud après que l'apartheid ait enfin été vaincu.
En tant que spectateur du documentaire, on en tire la conclusion suivante: le sport et la politique ne peuvent pas être séparés dans le monde actuel, jamais. Pas aux Jeux olympiques, encore moins dans le football. Et encore moins quand une fédération corrompue qui met les mains dedans.
David Beckham, ex-star de l'équipe d'Angleterre, qui s'était engagé avec le prince William pour que la Coupe du monde 2018 soit attribuée à leur pays, avait sans doute voulu à l'époque flatter quelque peu le comité exécutif de la Fifa avec cette déclaration:
Mais ce n'est pas exactement ce qui s'est passé. Le documentaire le montre: les coupes du monde n'étaient pas attribuées au meilleur organisateur, mais au meilleur «sponsor». A partir de 1976, la Coupe du monde a été attribuée au pays qui payait le mieux les membres de la Fifa. Les bénéficiaires étaient tous les fonctionnaires du comité exécutif de la fédération, c'est-à-dire tous ceux qui devaient donner – ou plutôt vendre – leur voix.
L'auteur Ken Bensinger déclare à ce sujet:
Depuis la commercialisation du Mondial, la cagnotte ne se limite donc pas à l'argent offert par les pays candidats, mais comprend également les droits TV et de commercialisation.
«Sur le terrain, c'est facile de contrôler le football. Il y a un arbitre, une durée de jeu et des lignes de marquage. Mais au-delà du terrain, il n'y a pas d'arbitre, pas de durée de jeu et pas de marquage.» Sepp Blatter, qui s'exprime lui-même à plusieurs reprises dans le documentaire, utilise constamment des analogies avec le football quand il parle du système de la Fifa. D'autres, en revanche, brossent un tableau différent:
Le documentaire montre que la Fifa se fiche aussi des footballeurs en prenant l'exemple des joueurs de Trinidad et Tobago. En 2006 en Allemagne, ils avaient réussi à se qualifier pour la première fois de leur histoire pour une Coupe du monde. Sachant que la qualification rapporterait pas mal d'argent à ce petit pays, ils ont demandé à leur compatriote et vice-président de la Fifa, Jack Warner, comment l'argent serait réparti.
Celui-ci a promis aux joueurs: fifty-fifty. Après avoir à peine vu l'argent pendant plusieurs années, les joueurs se sont mis d'accord sur un arrangement avec Warner. Mais aucun d'entre eux n'aurait jamais vu les millions, affirme un joueur de l'époque face caméra.
L'accroche du documentaire est la fameuse arrestation de quatorze membres de la Fifa en mai 2015 à Zurich. Le troisième épisode montre en détail comment elle a pu se produire. Et à quel point la plupart d'entre eux ont été surpris quand elle a eu lieu.
Cette affaire a été précédée d'une lutte de pouvoir entre deux fonctionnaires de poids: l'Américain Chuck Blazer, secrétaire général de la Confédération de football d'Amérique du Nord, d'Amérique centrale et des Caraïbes (Concacaf) et Jack Warner de Trinidad-et-Tobago, vice-président de la Fifa et président de la Concacaf. Tous deux ont reçu et offert des pots-de-vin pendant des années.
Mais Warner a ensuite poignardé Blazer dans le dos: il a aidé des représentants du Qatar à corrompre les (nombreux) fonctionnaires des Caraïbes pour qu'ils votent pour le Qatar – et non pour les Etats-Unis. Warner a aussi commencé à rendre public le comportement corrompu de Blazer (pas plus grave que celui du Caribéen).
Tous deux ont ensuite été inculpés par la justice américaine. Blazer (dont il s'est avéré qu'il n'avait pas payé d'impôts pendant quinze ans) est toutefois mort en 2017, avant le jugement, et Warner est recherché depuis plusieurs années par la justice américaine. Le documentaire consacre à l'un et à l'autre de longues parties, sans doute pour présenter le sommet de l'insolence au sein de la Fifa.
La plus pertinente de toutes les citations n'est malheureusement pas mentionnée dans la série. C'est celle du sénateur américain Richard Blumenthal qui, après l'arrestation des fonctionnaires de la Fifa, a comparé l'instance à une mafia. Il a ajouté:
Gianni Infantino, le président de la Fifa depuis 2016, était au bon endroit au bon moment lors de son élection – «avec les bons amis», complète une journaliste dans le documentaire. On n'en apprend pas plus sur Infantino, qui a grandi à moins de dix kilomètres de chez Blatter en Valais. Par exemple, le fait que le patron de la Fifa habite aujourd'hui au Qatar n'est pas mentionné.
Un ancien conseiller de Sepp Blatter se contente de dire: «Vu la manière dont le monde est structuré aujourd'hui, la Fifa ne peut pas échapper à la corruption».
Fifa uncovered séduit par ses protagonistes: des journalistes aux anciens conseillers et fonctionnaires de la Fifa, des lanceurs d'alerte à Sepp Blatter et Gianni Infantino eux-mêmes, les principales personnes impliquées s'expriment directement devant la caméra. Toutes les autres sont soit mortes, soit toujours recherchées par les autorités américaines.
Sur fond de magouilles de la Fifa, dont on apprend l'existence pendant quatre heures, Blatter, qui n'a d'ailleurs jamais été inculpé, donne une image étrange de lui à travers ses interviews. Jusqu'à aujourd'hui, il nie avoir participé à cette corruption.
Sortez les pop corn et installez-vous confortablement sur votre canapé: vous sortirez de ces quatre heures de visionnage avec des infos très intéressantes en plus.
Adaptation en français: Yoann Graber