Des carcasses de voitures aux portes démembrées pourrissent à côté d'un amas de tôle rouillée sur ce terrain vague. De la mauvaise herbe, de la rocaille et des poteaux électriques en bois complètent ce décor apocalyptique. En arrière-fond, on distingue des montagnes qui ressemblent à celles du Jura. Difficile d'imaginer qu'il y a 30 ans se dressait un stade de football sur ce lieu glauquissime.
C'était celui du Qarabag FK, l'un des clubs phares d'Azerbaïdjan à cette époque. Depuis, la formation de la ville d'Agdam est devenue de très loin la meilleure du pays – 8 titres nationaux sur les 9 dernières saisons – mais elle a surtout dû s'exiler dans la capitale Bakou, à 300 kilomètres de son fief. Elle est désormais l'étendard d'une région, et même de tout un pays. Une seule cause à tout ça: la guerre.
Le Qarabag Futbol Klubu, en version originale, est fondé en 1951 à Agdam, dans la région montagneuse du Haut-Karabakh. A cette époque, l'Azerbaïdjan est intégré à l'URSS. En faisant leur découpage interne, les dirigeants soviétiques avaient décidé, trente ans auparavant, d'octroyer le Haut-Karabakh à l'Azerbaïdjan – musulman – au détriment de l'Arménie, elle aussi possession de l'URSS. Et ce malgré que le petit territoire soit peuplé en grande partie par des Arméniens chrétiens (70%).
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— FC Zürich (@fc_zuerich) July 18, 2022
Sous le joug de Moscou, qui contrôle ses républiques unifiées d'une main de fer, cette situation géopolitique ne pose pas problème. Mais elle se tend méchamment dès 1988 et les premières fissures de l'URSS. Les Arméniens du Haut-Karabakh profitent de ces failles pour proclamer l'indépendance du territoire en tant que république soviétique à part entière, avec la volonté d'«arméniser» ce dernier. Les premiers conflits éclatent. Ils se poursuivent et se durcissent même dès 1991, quand l'Azerbaïdjan et l'Arménie obtiennent leur indépendance.
Les deux nouveaux Etats se livrent une terrible guerre pour s'approprier la région montagneuse. Elle fait 30 000 morts – militaires et civils – et contraint plus de 600 000 personnes à l'exil. Il faut attendre 1994 et des accords de cessez-le-feu pour y mettre fin. Les troupes arméniennes ont réussi à prendre la plus grande partie du territoire, dont la ville d'Agdam en juillet 1993. La cité de 30 000 habitants est complètement rasée. Ville fantôme encore aujourd'hui, elle est affublée du peu reluisant surnom d'«Hiroshima du Caucase».
Les membres du Qarabag FK ne sont pas restés pour autant inactifs pendant le conflit armé. Prêts à troquer les crampons pour le fusil, la majorité des joueurs ont même proposé leur service à l'armée azerbaïdjanaise. En sportifs d'élite, ils auraient à coup sûr réussi les tests d'aptitude physique. Pourtant, ils se sont heurtés au refus du commandant militaire de l’époque. «Je peux facilement trouver onze soldats, mais onze joueurs, je ne le peux pas», avait-il alors argumenté avec une formule devenue culte dans le pays, qui témoignait aussi de l'importance symbolique d'une équipe de foot déjà à cette époque.
Allahverdi Bagirov, lui, n'a pas attendu le feu vert des hauts gradés pour s'engager dans la lutte armée. Alors entraîneur du club, il déserte les terrains en 1988 pour les champs de bataille. Combattant emblématique azéri, il meurt quatre ans plus tard quand son véhicule a le malheur de rouler sur une mine. Véritable icône et martyre pour les Azerbaïdjanais, il est célébré encore aujourd'hui à chaque match par les ultras du Qarabag FK, qui affichent son portrait dans les tribunes.
A défaut de pouvoir prendre les armes, les joueurs du club d'Agdam font étalage de leur courage et de leur patriotisme en continuant à jouer dans leur stade Imarat – déjà ciblé depuis quelques mois par les bombardements et au cœur d'une ville déjà désertée – jusqu'au 12 mai 1993 et une victoire 1-0 contre le Turan Tovuz. «Au milieu du match, nous avons entendu des bombes tomber alentour», rembobinait le capitaine de l'époque, Shahid Kasanov, dans Le Monde.
En dépit de leur résilience, les Cavaliers (leur surnom, en référence aux deux chevaux sur leur blason) doivent définitivement fuir le danger et s'exiler dans la capitale de l'Azerbaïdjan, Bakou. Comme un symbole, ils remportent leur premier titre de champion national en juillet, une semaine seulement après la prise de leur cité.
Malgré l'exploit, les joueurs n'ont pas l'esprit aux célébrations. «Il n’y avait pas de fête au coup de sifflet final», racontait le défenseur Aslan Kerimov.
Les Cavaliers devront attendre 21 ans avant de pouvoir enfin sortir le champagne, grâce à leur deuxième sacre en 2014. Depuis, ils en ont enchaîné huit en neuf ans, dont quatre accompagnés d'une victoire en coupe. Et c'est tout sauf un hasard: en exil, Qarabag est devenu le crack du football azerbaïdjanais.
Il doit sa fantastique montée en puissance à l'entreprise agro-alimentaire Azersun, l'une des plus grandes sociétés du pays et proche du régime. En 2001, elle rachète le club, qui vient d'éviter de peu la faillite grâce à l'intervention du gouvernement. Et si Qarabag intéresse autant les politiques et les industriels, c'est qu'il est un étendard du Haut-Karabakh et de l'Azerbaïdjan.
Jusqu'à la reprise du conflit avec l'Arménie en automne 2020 dans le territoire contesté – qui a abouti à une rétrocession à l'Azerbaïdjan d'une large partie de celui-ci –, Bakou a toujours eu envie de récupérer la région. Dès lors, quel autre meilleur ambassadeur qu'un club de football performant et fortement médiatisé, qui porte justement le nom du territoire? Aucun.
Les dirigeants du Qarabag FK sont pleinement conscients du rôle géopolitique que joue leur institution, tout comme les supporters. «Le club est la meilleure manière d’apprendre au monde l’histoire du Karabakh», tranchait dans Le Monde Elvin Ibrahimov, jeune chef des ultras. Le slogan de son groupe de 200 membres actifs? «Aujourd’hui “ultras”, demain soldats.» Explicite.
Armenian attack on Aghdam razed the city to the ground, turning it into the “ghost city”. Also called as “Hiroshimo” of the South Caucasus, Aghdam is a vivid example of Armenian aggression and vandalism.
— Qarabağ FK English (@FKQarabaghEN) November 19, 2020
Dear Aghdam, we are back! 🇦🇿
We will rebuild our #Aghdam! 🇦🇿 pic.twitter.com/Nda3pxmtyd
Le nonuple champion d'Azerbaïdjan nourrit de grosses ambitions sur et en dehors des terrains. Sur le gazon, il espère éliminer Zurich (match retour au Letzigrund le mercredi 27 juillet à 19h00) pour se hisser au 3e tour des qualifs de la Ligue des champions. Une compétition qu'il avait disputée lors de la saison 2017-2018 et qui lui avait offert une immense visibilité. Avec la recrudescence des tensions dans le Haut-Karabakh en 2020, une deuxième participation à la prestigieuse et si médiatisée épreuve ferait assurément le bonheur des responsables du club et du pays.
Encore plus difficile, Qarabag - même s'il n'est plus itinérant depuis 2015 et son déménagement dans son joli petit stade de la banlieue de Bakou – espère un jour revenir jouer dans sa ville d'Agdam. Mais la route est encore longue avant de poser la première pierre d'une nouvelle enceinte. Les gravats et la rouille du terrain vague au milieu de cette région explosive ne semblent pas prêts d'être délogés.