Jeudi dernier, Ivan Rakitic qualifiait encore de «prématurée» l’annonce de sa retraite. Il lui fallait sans doute un peu de temps pour écrire sa lettre d’adieu, une déclaration d’amour personnelle au football, avec laquelle, ce lundi, il a définitivement tourné la page d’une carrière exceptionnelle.
Ces dernières semaines laissaient déjà présager une fin imminente. Alors que la préparation estivale bat son plein au Hajduk Split, où il a disputé ses 39 derniers matchs la saison passée, Rakitic partageait sur les réseaux des photos de plage en famille, d’une escapade à Rome et, dimanche encore, d’un dîner avec son épouse et leurs deux filles à Madrid. Bref, plus aucun signe ne laissait penser à une suite de sa brillante carrière.
Les espoirs de nombreux fans du FC Bâle, qui rêvaient de le voir revenir dans son club formateur, s’étaient également dissipés. Le directeur sportif Daniel Stucki est revenu récemment sur ces spéculations, rappelant qu’un retour n’était pas envisagé et laissant entendre qu’il y avait peut-être eu une chance un an plus tôt, lorsque l'ex-international croate avait choisi, par attachement à la terre de ses parents et amis, de rejoindre le Hajduk Split.
En coulisses, selon nos informations, de timides approches auraient eu lieu ces dernières semaines, sans succès. Stucki précisait :
Ainsi, une grande carrière s’achève sans un dernier chapitre de romance. Mais l’histoire d'Ivan Rakitic est assez forte pour s’en passer. Depuis Möhlin (AG), il a tracé sa route jusqu’au sommet du football européen. Le milieu de terrain a remporté une Ligue des champions en 2015 (avec le FC Barcelone) et disputé la finale de la Coupe du monde 2018 avec la Croatie, perdue contre la France.
Les débuts pros d'Ivan Rakitic ont lieu un soir de septembre 2005 en Bosnie-Herzégovine. Le FC Bâle y affronte le petit club de Siroki Brijeg en Coupe de l'UEFA, après avoir échoué contre le Werder Brême en Ligue des champions. Après une victoire 5-0 à domicile, ce déplacement dans les Balkans n’est plus qu’une formalité.
Devant 4 500 spectateurs au stade Pecara, le Bâlois Mladen Petric ouvre le score dès la 8e minute. Ensuite, le match ronronne. Jusqu’à ce que Christian Gross saisisse l’occasion de lancer dans le bain un jeune joueur considéré comme un grand talent. À la 76e minute, Ivan Rakitic, 17 ans, fait sa première apparition en équipe première, en remplaçant Matias Delgado. Le public l’applaudit poliment, sans doute aussi parce que sur ces «collines larges» (traduction du nom Siroki Brijeg), la population est en majorité croate.
Un mois plus tard, Rakitic fait ses débuts dans un match officiel en Suisse, lors de la victoire 6-1 en Coupe contre Old Boys. Un match resté célèbre, car c'est là que Christian Gross a découvert une autre future star, Eren Derdiyok, unique buteur de l'adversaire.
Il faut attendre presque six mois pour qu'Ivan Rakitic débute enfin en Super League. Ce grand jour a lieu en avril 2006, sur la pelouse du stade de la Charrière, à La Chaux-de-Fonds, où Bâle affronte Neuchâtel Xamax (en exil pendant la construction de sa nouvelle Maladière). Le jeune milieu de terrain remplace Mladen Petric à la 61e minute. Le FCB s'impose largement 5-1, avec notamment un but de son actuel président, David Degen.
Déjà à cette époque, les recruteurs sont à l'affût, cachés dans les haies des terrains d’entraînement ou assis dans les tribunes, avec Rakitic en ligne de mire. Il y a ceux de Chelsea, entre autres. À Bâle, le coach Christian Gross ne tarit pas d’éloges sur son protégé, qu'il vante aux journalistes:
L’année 2007 marque un tournant décisif dans le parcours du jeune Bâlois. À peine devenu titulaire au FCB, à peine son premier titre (la Coupe de Suisse 2007) remporté, qu’il quitte déjà le club. Schalke 04 s’assure les services de ce talent hors norme contre une indemnité de 2,5 millions d’euros. La pépite vient aussi de claquer le but de l’année en Super League: une volée du pied gauche (son «mauvais») aux 18 mètres, en pleine lucarne. Plus tard, Rakitic dira de son mentor bâlois:
C’est aussi en 2007 qu’il choisit, dans un grand fracas, de jouer pour la Croatie, le pays de ses parents, au détriment de la Suisse. Après 42 sélections avec les équipes juniors, le sélectionneur Köbi Kuhn, le coach des espoirs Bernard Challandes et Hansruedi Hasler (directeur technique de la fédération) se démènent pour le convaincre de représenter la Suisse. En vain.
Rakitic décrit alors son dilemme ainsi:
A ce jour, le natif de Möhlin (AG) reste le meilleur footballeur avec un passeport suisse qui n'a pas joué avec la Nati. Autrement dit: il est le plus grand regret de celle-ci. Jusqu’à sa retraite internationale en 2020, le milieu axial a disputé 106 matchs avec la Croatie, pour 15 buts marqués. Il est monté jusqu’au sommet, ou presque: avec Oliver Neuville, natif de Locarno et finaliste en 2002 avec l'Allemagne, il est l’un des deux seuls joueurs nés en Suisse à avoir disputé une finale de Coupe du monde.
Sa carrière en club a été tout aussi palpitante. Après 135 rencontres avec Schalke, il rejoint le FC Séville en 2011 pour 2,5 millions d’euros. C’est en Andalousie qu’il subit sa plus grave blessure – une fracture du pied – dans une carrière par ailleurs peu perturbée par les pépins de santé. En 2014, sous les ordres d’Unai Emery, il remporte l'Europa League. Ce trophée – l’un de ses 17 titres – reste, selon lui, le plus important:
Ce plus haut niveau, c’est le FC Barcelone. Le club catalan débourse 18 millions d’euros pour l’enrôler. En six saisons en Catalogne, il glane quatre titres de champion d’Espagne et quatre Coupes du Roi, avant de retourner à Séville pour quatre années supplémentaires – cette ville devenue sa seconde patrie et où il a trouvé l’amour de sa vie.
Au total, Ivan Rakitic a disputé 887 matchs officiels, y compris quelques-uns en fin de carrière avec Al-Shabab à Riyad, en Arabie saoudite, avant de signer l'été dernier au Hajduk Split. Il a inscrit 125 buts, délivré 141 passes décisives, et a ouvert la voie au sacre du Barça en 2015 avec son but face à la Juventus en finale de la Ligue des champions.
L'Helvético-Croate était un milieu de terrain de génie, généreux, infatigable, capable de créer l’instant magique à tout moment. Son palmarès «disciplinaire» témoigne aussi de son excellent état d’esprit: un seul carton rouge direct et seulement sept suspensions pour accumulation de cartons jaunes en 20 ans.
Ses anciens clubs lui rendent tous un hommage appuyé. «Ivan Rakitic est devenu une légende moderne inscrite dans la mémoire collective des fans du Barça», écrit le FC Barcelone. «Merci pour tout, capitaine», s'émeut le FC Séville. Quant au FC Bâle, il salue «un morceau du FCB parti à la conquête du grand monde du football».
«Je ne me pardonnerai jamais de ne pas avoir joué en Serie A», a confié Rakitic au sujet de ses rêves inachevés, «et j’aurais aimé être champion de Suisse avec le FC Bâle». Et pourtant, sa carrière est une réussite à laquelle lui-même ne pouvait pas croire, confiait-il quelques années plus tôt.
Des émotions qu'il a à nouveau retranscrites dans sa lettre d'adieux ce lundi: «Merci, football. Tu m’as rendu plus fort, tu m’as ouvert des portes et tu m’as donné bien plus que je n’aurais jamais osé rêver. »
Adaptation en français: Yoann Graber