Thomas Tuchel avait fait une confidence très inhabituelle en conférence de presse en août 2022. L'ex-coach allemand de Chelsea avait fait savoir qu'aucun de ses joueurs ne voulait porter le numéro 9. Par superstition. La saison passée, c'était pareil. Et rebelote cette année!
Ce numéro est pourtant très populaire parmi les attaquants du monde entier. Les nouvelles recrues en attaque des Londoniens, cet été, n'ont pas dérogé à la règle: João Félix a choisi le 14 et Pedro Neto le 7.
La légende – récente – du n°9 maudit à Chelsea a été alimentée par les relativement mauvaises prestations de ses derniers propriétaires. Parmi eux: Hernan Crespo, Fernando Torres, Radamel Falcao, Gonzalo Higuain, Alvaro Morata et le dernier en date, lors de l'exercice 2021-2022, Romelu Lukaku. Comme ses prédécesseurs, l'attaquant belge a effectivement connu un coup de mou (seulement 8 buts en 26 matchs de Premier League) avec le maillot des Blues au milieu d'une carrière pourtant brillante.
Tuchel ne condamnait pas les croyances de ses anciens joueurs, bien au contraire:
C'est tout le paradoxe: dans un domaine comme le sport où tout devient de plus en plus rationnel et scientifique (les statistiques, la préparation mentale, la nutrition) et donc sous contrôle, il subsiste de très fortes et nombreuses croyances métaphysiques. Les numéros sur les maillots en font partie, et depuis des décennies. La preuve avec les exemples ci-dessous.
Il y a les numéros qu'on refuse de porter, donc, comme le 9 à Chelsea. On peut citer un autre exemple, plus classique: le numéro 13. Le mythique entraîneur du Dynamo Kiev Valeriy Lobanovskiy avait tout simplement interdit à ses joueurs de l'arborer, parce qu'il portait soi-disant malheur. Petite anecdote pop corn: l'Ukrainien pensait aussi qu'une équipe devait avoir un footballeur roux dans son contingent pour gagner. Sans doute les restes d'un traumatisme dans les cours de récré...
Heureusement pour lui, Lobanovskiy n'a jamais évolué dans le même club que Mario Zagallo. La cohabitation avec l'ancien attaquant puis entraîneur aurait été très difficile, voire impossible: le Brésilien ne pouvait, lui, pas se passer de son fétiche numéro 13. La raison? La dévotion qu'il vouait à Saint-Antoine, dont la fête a lieu le 13 juin. L'ancien sélectionneur de la Seleçao, finaliste du Mondial 1998, a poussé le bouchon très loin: il habitait un treizième étage, a rendu treize visites au saint en question pour guérir de son cancer et s'est marié un 13 janvier. Il n'a toutefois eu qu'une seule épouse.
Parmi les nombreux exemples de footballeurs superstitieux, on peut citer celui, insolite, d'Ivan Zamorano. En arrivant à l'Inter Milan, en 1996, l'ex-attaquant chilien a été privé de son numéro 9 porte-bonheur (précision: il n'a jamais joué à Chelsea) par un certain Ronaldo. Son subterfuge et celui de son équipementier pour, malgré tout, porter le chiffre béni? Opter pour le 18, en insérant un petit «+» entre les deux chiffres.
Subtil, autant que révélateur: certains sportifs sont tout simplement convaincus d'être incapables de performer si leurs habitudes superstitieuses sont parasitées.
Mais tous n'ont pas eu la chance de se voir attribuer leur numéro fétiche. Jusqu'en 1928, aucun flocage n'apparaissait dans le dos des footballeurs. C'est seulement juste après la Seconde Guerre mondiale que la pratique s'est généralisée. Et même plus tard, les numéros n'ont longtemps pas été distribués en fonction des envies des footballeurs, mais de leur poste. L'un des premiers à avoir pu bénéficier de l'assouplissement du règlement a été Johan Cruyff.
En octobre 1970, juste avant un match contre le PSV Eindhoven, son coéquipier à l'Ajax Amsterdam Gerrie Mühren ne trouve pas dans ses affaires son habituel maillot numéro 7. Cruyff lui prête alors le sien, le 9, que Mühren a déjà porté pendant la blessure de Cruyff (à cette époque, les numéros ne sont pas attribués pour la saison entière, mais match après match).
Le légendaire Néerlandais va alors piocher dans la pile des maillots de réserve et prend, au hasard, le 14. Il réalisera un excellent match et décidera du coup, par superstition, de toujours le garder (sauf au FC Barcelone, où le règlement espagnol empêchait les maillots de titulaires au-delà du 11).
Le cas de Johan Cruyff est emblématique. S'ils sont attachés à des numéros par superstition, c'est parce que les sportifs sont convaincus qu'ils vont leur porter chance, qu'ils réaliseront une bonne performance avec. Et souvent, ça marche. Pas (forcément) à cause d'une intervention divine ou métaphysique, mais grâce à un mécanisme psychologique bien connu: les prophéties autoréalisatrices. Le site spécialisé shortcogs.ch en donne une excellente définition:
Autrement dit, en étant convaincus qu'ils joueront bien avec un certain numéro derrière le dos, les footballeurs (les athlètes en général) sont en confiance, détendus, et donc dans des conditions optimales pour réaliser une bonne performance. Et elle se produit bien souvent. De quoi renforcer leurs croyances.
On n'était pas dans les têtes des cyclistes du Tour de France des années 1960 et 1970, mais on peut imaginer que pareilles convictions y ont pris place. La Grande Boucle a connu une étrange coïncidence: entre 1969 et 1978, quatre coureurs ont été sacrés avec le même dossard, le 51. Or, lors des 66 premières éditions, celui-ci n'avait jamais triomphé. Le premier 51 à monter sur la plus haute marche du podium est Eddy Merckx.
Le Belge est à nouveau titré les trois années suivantes, mais avec le dossard 1. En 1973, il est absent. C'est l'Espagnol Luis Ocana qui l'emporte, avec le 51. Deux ans plus tard, Bernard Thévenet s'impose avec... le dossard 51. La légende se construit.
Elle prend une autre dimension en 1978 quand le jeune Bernard Hinault remporte son premier Tour de France avec le même numéro! Depuis, le 51 n'a plus jamais triomphé sur la Grande Boucle, mais les observateurs se réjouissent chaque année de voir qui héritera du mythique dossard. Et on est en droit d'imaginer que l'heureux élu, s'il connaît la légende, peut se sentir pousser des ailes.
En espérant que porter d'autres numéros que le 9 ne booste pas trop les footballeurs de Chelsea contre Servette, lors de cette double confrontation.
Cet article est adapté d'une première version publiée le 9 août 2022 sur notre site.