Fabien Ohl, vous êtes sociologue du sport à l’Université de Lausanne. Dites-nous: pourquoi aime-t-on autant les perdants?
Je vous rassure: on aime aussi les gagnants! Mais ce qui nous fascine dans le sport, ce sont les récits: les difficultés à surmonter les épreuves et les échecs, à envisager les réussites, à rebondir.
La vie, en quelque sorte.
Exactement. Le sport est une narration de nos propres vies. Or, nos parcours ne sont pas toujours simples. On doit trouver des stratégies pour faire face à l'adversité, relever des défis qui ne sont pas gagnés d'avance. Tout ceci, on le projette sur les trajectoires des athlètes.
Si le public s'identifie autant aux failles des athlètes, comment expliquer qu'il admire des champions hyper dominateurs dont il n'arrivera jamais à reproduire le geste?
Parce que les narrations sont très diverses et parfois contradictoires. On peut apprécier un athlète pour ses qualités sportives, mais sa popularité dépendra aussi de ce qu'il représente pour nous. Or, les parcours ardus, les trajectoires sinueuses fascinent davantage que les progressions linéaires faites par des sportifs dont on dit qu'ils sont des «machines».
Ce côté mécanique dans la performance, c'est le reproche que le public a souvent fait au numéro un mondial actuel.
Oui, c'est pour cela qu'il trouve Djokovic plus humain et sympathique après sa défaite. Car elle nous ramène à nous, et permet des identifications plus faciles.
La popularité dont jouit Djokovic sera-t-elle durable?
Je pense que oui. Parce qu'il s'est très bien comporté dans la défaite, en étant respectueux de son adversaire et fair-play. Il a montré à la fois son humanité et sa fragilité. Je pense qu'on l'appréciera aussi parce qu'il devra surmonter de nouvelles épreuves, et parce que sa fin de carrière coïncidera avec celle du trio qu'il composait avec Federer et Nadal. Il incarnera la fin d'une époque.
C'est terrible pour lui, non? On lui a dit pendant des années qu'il devait se battre pour devenir le meilleur, et ce n'est qu'en perdant qu'il devient soudain plébiscité.
Certes, mais il n'y a pas de lien direct entre le fait d'être le meilleur et celui d'être aimé. Le public, bien sûr, aime les gagnants, mais il aime aussi la manière de triompher, le chemin qui mène au succès.
Avec le temps et la progression de ses adversaires, «Djoko» peut se glisser dans la peau de l'outsider. C'est le genre de personnage dont le public raffole, non?
Tout à fait. Parce qu'on est plus souvent outsider que leader. Le leader, il n'y en a par définition qu'un seul; tous les autres essaient de faire des exploits, de progresser. Ça ressemble quand même un peu plus à nos vies ordinaires.
Perdre en finale d'un Majeur, à un match d'un double exploit (Grand Chelem calendaire et 21e titre), était-ce le seul moyen pour Novak Djokovic d'être aimé?
Il fallait sans doute ce type d'évènement pour que les Suisses trouvent plus de proximité avec le personnage. On l'admirait pour ses qualités de joueur, mais il y avait de la retenue, peu de passion et d'affection.