Pour comprendre l’Australie, il faut savoir que les dix espèces de serpents les plus venimeux au monde y côtoient le spécimen le plus affectueux du genre humain: le surfeur australien, appelé aussi «mate». Pour comprendre cette terre de contrastes, à quel point tout ici est le jour et la nuit, il faut voir les femmes sortir en robe de soirée à 5 pm, juchées sur des aiguilles qui leur confèrent une hauteur aristocratique, et rentrer pieds nus à 5 am, leurs chaussures au bout des doigts.
Sans doute Daniil Medvedev n’a-t-il pas suffisamment traîné dans les pubs de l’outback pour s'étonner encore que ce public-là, alliant l’aventure à la biture, le hue contre le gredin local Nick Kyrgios, parfait croisement entre une vipère (la langue) et un croco (les larmes quand il parle de Djokovic). John McEnroe l’avait pourtant prévenu:
Loin des convenances dont s'embarrassent Paris et Londres, l’Open d’Australie revendique une exubérance potache dont il est à la fois fier et navré - «sorryyy mate», le hennissement jovial du surfeur australien.
En janvier, fête nationale et vacances d’été, Melbourne n’est plus qu’une vaste garden-party où les couchers de soleil flamboient et les couche-tard festoient. C’est encore mieux (pire) à l’Open: une foule tantôt urbaine, tantôt béotienne, à demi-nue ou en complet s'égosille dans des effluves d’eucalyptus et d’ambre solaire, parfois jusqu’au bout de la nuit (4h33 du mat’ pour le match le plus tardif de l’histoire du tennis, dans une allégresse nocturne que les quelque 4000 spectateurs encore présents n’oublieront jamais, et nous en sommes).
La fête se prolonge jusque sur le chemin de retour, le long de la Yarra River, d'où des sons étranges s'échappent des bosquets, sans que l’on distingue toujours le couinement de l'opossum et les incantations à la gloire des plaisirs charnels.
C’est l’Australie, c’est «down under», le monde à l’envers, un monde dont les autochtones s'inquiètent poliment, une page ou deux dans les journaux, pas plus, comme loin de tout cela. Les joueurs, en général, adorent:
«On y laisse la France et son actualité à 20 000 kilomètres. La pression, enfin, disparaît. Le plaisir revient à l’état pur. Ce n’est pas un hasard si, après plusieurs échecs, j’ai remporté mon premier Grand Chelem en Australie», expliquait Amélie Mauresmo (en short et tongs) pendant l'édition 2012.
Mais l’Australie montre aussi qu’elle n'est pas dépourvue de raideurs puritaines, ni totalement insensible aux jeux de sa propre vanité - voir les rivalités politiques et les luttes d’ego qui l’ont amenée à traiter Novak Djokovic comme un délinquant.
Samedi, le tournoi a encore confisqué deux t-shirts frappés de l’inscription «Free Peng Shuai», en référence à la joueuse chinoise introuvable, avant de remettre les coupables aux autorités.
BREAKING - Australian Open security call in police on human rights activists @pakchoi_boi @maxmokchito for wearing “Free Peng Shuai” shirts, try force @pakchoi_boi to take off shirt in public area right next to @naomiosaka training session - the most vocal athlete on Peng Shuai pic.twitter.com/qAPPmEJEZt
— Drew Pavlou For Senate (@DrewPavlou) January 21, 2022
En 2009, le même tournoi a décrété une amende de 1000 dollars à toute joueuse qui dévoilerait des fragments excessifs de son anatomie, après qu’Alizée Cornet a choqué par sa tenue - en l’occurence, son manque de tenue - dans un stade où l’homme arbore fièrement ses tétons et ses aisselles. «Chaque équipement sera inspecté sous toutes ses coutures», a badiné un juge-arbitre, mi-hilare, mi-cochon.
Longtemps, le tournoi a mis moins de zèle à refouler le nationalisme rampant qui tentait de s'infiltrer, drapeaux, slogans et crânes rasés, communautés grecques contre turques pendant les matchs du Chypriote Marcos Baghdatis, communautés serbes contre croates pendant les derbies balkaniques.
Cette année, un public connaisseur, mais dessalé siffle, crie et murmure quand ça lui chante, comme une rengaine populaire.
Certains diront qu’il y a toujours plus de serpents et toujours moins d’esprit surfeur à Melbourne, mais ce n’est même pas sûr. La population locale, enfermée pendant 262 jours, semble lâcher la bride. Ou tomber le masque, c’est à voir.