Avec lui, c’est un peu bête à dire, mais la guerre a de la gueule. Vitaly Klitschko reçoit en gilet pare-balles, au son des canons, en dernier rempart body-buildé contre la prise de Kiev. Il rayonne en figure de la résistance ukrainienne: chevelure au cordeau et mâchoire au carré, taillé pour le rôle au marteau et à la faucille.
Tout le charme de l'histoire tient dans cette gueule de méchant pour un rôle de gentil. Vitaly Klitschko est là pour sauver les femmes et les enfants de Kiev, et le hamster avec, en s'engageant sur l’honneur qu’ils ne perdront pas leur dignité (c’est toujours ça de pris à l’ennemi). Avec lui, le combat devient un film, des vidéos et de l’action chaque jour, des briefings dans les décombres, le t-shirt noir et la barbe idoine par -10 degrés sous les bombes. A côté de lui, le Ché passe pour un rebelle de colifichets.
C’est vrai, il faut le dire: dans ses vidéos qui appellent à l'aide, Klitschko crève l’écran. Avec son frère cadet, Vladimir, ils rassemblent 1,2 million d'abonnés sur Twitter, et près d’un million sur Instagram.
Russia claims its only hitting military targets. What does the Kyiv Mayor say to that? "BULLSHIT!" he spits. A former boxing champion, Vitale Klitschko delivers knockout sound bites that get straight to the point. Feel free to share #Ukraine #Kyiv pic.twitter.com/GvFs7ZWIUz
— Chris Reason (@ChrisReason7) March 16, 2022
Ce n’est pas seulement le maire de Kiev qui parle: c’est l’ancien boxeur. Le champion des poids lourds, le roi de la torgnole, «Dr Poings d’acier», son ancien nom de scène sur les rings, celui qui pourrait repousser les chars russes en deux allonges et trois uppercuts, avant de balafrer leur carlingue d’un Z qui veut dire zouave. Soyons sérieux: Vitaly Klitschko a eu la peau de trop de barjots, trop de petits voyous et de grands champions, pour s'émouvoir que Poutine veuille lui faire la sienne, selon les informations du Time magazine.
Il court partout, du matin au prime time. Un moment sur la ligne de front, kalach à la main. Un autre moment dans une école, à faire l'apposition du poing sur la tête des enfants. Un moment face caméra, à implorer le peuple Russe de ne pas épouser les délires de Poutine.
Ce n'est pas le même style que le président Zelensky, ancien acteur comique, volontiers beau gosse et joueur, mais c’est tout aussi percutant. Admettons que si Zelensky était une sorte de Jim Carrey ukrainien, les frères Klitschko seraient «plutôt des Arnold Schwarzenegger, 2,02 mètres pour l’aîné, 1,98 pour le cadet, 110 kilos dans les deux cas, façon armoires à glace», décrit un reportage de Francetv info.
Et donc forcément, ça a de la gueule. Ça a du panache. Les frères Klitschko apparaissent en seigneurs de la castagne, poussiéreux et harassés, des mecs bien, réfléchis et diplômés (en sciences du sport). De nombreux boxeurs ont fini dans le caniveau, l’orgueil salement amoché, ou dans un hall de gare, une seringue à la main. Ou en prison, après avoir trop tapé dans les réserves et dans leur femme. Eux sont devenus des héros de guerre. Pour une fois qu'en sport, le mot n’est pas usurpé: héros. Sans aucun doute.
«Ce sont de beaux tarés, mais qu’est-ce qu'ils étaient de bons boxeurs», lâche spontanément Fabien Zavattini, ancien caïd des rings. «Les frères Klitschko n’ont aucun équivalent à l’Est, dans toute l’histoire de la boxe. L’un avait une grosse frappe (Vitlay), l’autre une technique très pure (Vladimir)».
Vitaly aurait voulu devenir pilote de chasse, comme son père, mais son double mètre n’entrait pas dans le cockpit. Père militaire, muté en Kirghizie soviétique avant la naissance des petits, général de l’armée de l’air puis nettoyeur à la centrale nucléaire de Tchernobyl, où il a développé un cancer fatal. Père incorruptible et sévère, élevé dans l’idée que l’échec n’est pas une option.
Telle qu’elle est racontée dans les journaux, toute la vie de Vitaly semble dédiée au combat. Enfance le nez collé à la fenêtre, à regarder passer les avions. Adolescence bagarreuse dans les rues de Kiev, où il rendait des services à la pègre locale. Triple champion du monde des poids lourds, avec le deuxième pourcentage de victoires par K.-O. (87 %) derrière Rocky Marciano. Et sinon, un test positif à la nandrolone aux Jeux olympiques d’Atlanta, où son frère l’a vengé de l’opprobre en remportant l’or.
«Les frangins ont débarqué dans la boxe professionnelle au moment où, chez les poids lourds, les champions étaient en bout de course, décrit Fabien Zavattini. Sans jeu de mots, je dirais qu’ils ont apporté du sang neuf. Leur manager les a emmenés aux Etats-Unis où il leur a monté toute une carrière. Il a eu l’intelligence de rejouer Rocky IV, en présentant les Klitschko comme des Ivan Drago au crâne rasé. La narration était parfaite: la boxe américaine reposait sur des stars vieillissantes, comme Rocky, et on lui envoyait des méchants gars de l’Est pour pourrir l’ambiance».
C’est ainsi qu’avant d’accéder à la mairie en smoking, puis de la défendre en treillis, Vitaly Klitschko a conquis le monde en caleçon fluo, à la seule force de ses poings et de ses coucougnettes. Voilà pourquoi on aime tant les boxeurs, même quand on n’y connaît rien: pour le dénuement. Ils ne seront jamais des hockeyeurs, encombrés d’accessoires et de statistiques; ils ne seront jamais des joueurs de tennis, à commander un rafraîchissement et un panier de fruits sur le ring; ils ne seront jamais que des garnements à moitiés nus, embrigadés dans des combats qui ne tiennent pas debout. «Le noble art», comme on appelle la boxe, sans toujours distinguer si c’est de l’art ou du cochon.
Au final, voilà pourquoi les frères Klitschko nous parlent tant, peu importe que ce soit en russe, en ukrainien, en anglais ou en allemand: alors qu’ils pourraient dilapider tranquillement leur fortune (100 millions de dollars à eux deux, selon Forbes), ils se donnent sans compter dans une guerre qui les renvoie au combat. Leurs paroles sont fortes, leurs images puissantes. Et non, ce n’est pas du cinéma.