Les leaders de certaines équipes cyclistes ne sont pas toujours là pour gagner. Parfois, ils peuvent aussi aider. C'est ce qui est arrivé jeudi, lors de la 18e étape du Tour d'Espagne. Jonas Vingegaard, qui était 2e à huit secondes au général au matin de l’étape, a choisi d'aider son coéquipier Sepp Kuss plutôt que de jouer sa carte personnelle. Il a contrôlé les attaques adverses (notamment celles de Landa) et a pris bien soin de ne pas accélérer afin de ne pas mettre en difficulté Sepp Kuss, le lieutenant historique de la Jumbo propulsé leader de son équipe et de cette étrange Vuelta qui se termine dimanche.
Les jours précédents, Vingegaard et Primoz Roglic, qui avaient été désignés comme les leaders de leur équipe avant le départ, s'étaient échappés à plusieurs reprises afin de gagner de précieuses secondes au général. Mais depuis jeudi tout a changé et les deux hommes forts de l'équipe ont décidé de faire cause commune autour du troisième larron: Sepp Kuss.
Ce samedi matin, les trois coureurs de la Jumbo sont toujours en tête du classement et sont proches du triomphe total puisque s'ils arrivent groupés à Madrid, leur équipe n'aura pas seulement écrasé la Vuelta; elle aura aussi remporté les trois Grands Tours de la saison (Italie, France et Espagne). Aucune autre formation n'avait réussi un tel exploit auparavant.
«Ils sont aujourd'hui la référence, comme nous l'étions il y a quelques années», a rendu hommage Geraint Thomas, vainqueur du Tour de France en 2018 avec une autre équipe ultra dominatrice (la Sky).
Chez Jumbo-Visma, on estime que le succès actuel est avant tout le résultat d'un processus de développement permanent. Le chef d'équipe Richard Plugge aime qualifier la philosophie de son écurie de «cyclisme total». La référence au «Voetbal total», avec lequel l'équipe nationale de football néerlandaise, articulée autour de Johan Cruyff, est devenue célèbre dans les années 1970, est évidente. Actuellement, les cyclistes ont même plus de succès que leurs cousins du ballon rond.
Si l'objectif du «football total» était de changer constamment de position et de créer ainsi une dynamique déroutante pour l'adversaire, la Jumbo-Visma change aussi allègrement ses figures de proue. «Au départ, nous sommes venus sur la Vuelta avec l'idée que Primoz et Jonas se disputeraient la victoire. Maintenant, c'est un peu plus compliqué avec moi», se marre Sepp Kuss.
L'Américain est le leader de cette course depuis la 8e étape. Il est arrivé au sommet du classement ce jour-là grâce à une tentative d'échappée. «En fait, nous voulions forcer la main de nos adversaires», a-t-il expliqué, mettant indirectement de plus en plus de pression sur les deux leaders de son équipe.
Après que Kuss a été capable de défendre sa 1re place au général dans le contre-la-montre de la 10e étape, son équipe a adopté la stratégie des trois capitaines. Une dynamique pas forcément évidente dans un sport déjà pas simple, puisque le vélo est une discipline individuelle qui se pratique en équipe.
Ces derniers jours, Vingeggard a interprété cette phrase à sa manière. Il s'est élancé à toute allure sur le Tourmalet, sans se soucier de Kuss, qui a perdu 30 secondes, ni de Roglic, qui en a perdu trois de plus. Il a également brillé sur la rampe raide vers Bejes, se rapprochant encore de Kuss et reléguant Roglic à la 3e place du classement. Ce dernier s'est quant à lui imposé sur le mythique Angliru devant... Vingegaard et Kuss.
Les trois coéquipiers ont souligné après coup que c'était très bien ainsi. «Ce sont les jambes qui doivent décider et le meilleur doit gagner cette Vuelta», ont-ils déclaré à plusieurs reprises. Ils n'ont d'ailleurs pas couru l'un contre l'autre, selon leur argumentation. Car ce n'est que si l'un attaquait et que l'autre essayait de combler l'écart en emmenant avec lui des coureurs d'autres équipes que le contrat délicat serait rompu. Jeudi, ils ont adopté une attitude plus défensive et Kuss a pu remercier très honnêtement ses deux ex-leaders pour leur aide.
Sepp Kuss est très proche de la plus belle victoire de sa carrière (il n'a jusqu'ici remporté que trois étapes de Grands Tours) et on ne voit pas quel adversaire pourrait encore l'empêcher de triompher à Madrid ce dimanche. Car les coureurs des autres équipes se sont résignés depuis longtemps. «C'est comme s'ils jouaient sur Playstation», a déclaré le tenant du titre Remco Evenepoel, mi-admiratif, mi-effrayé, à propos de ces Jumbo-Visma qui s'apprêtent à remporter leur troisième Grand Tour de la saison après une course au cours de laquelle ils n'avaient qu'un seul adversaire: eux-mêmes.