Alisha Lehmann veut révolutionner le foot féminin
Une passe en une-deux avec l’entraîneur adjoint, une frappe qui finit en pleine lucarne. Alisha Lehmann pousse un cri, puis reproduit la célébration légendaire de Cristiano Ronaldo. Elle tourne sur elle-même, atterrit les jambes écartées et lance un «Siuuu!» retentissant. Ses coéquipières éclatent de rire.
Lors de la séance de tirs qui clôture l’entraînement du vendredi, l’ambiance est détendue. Au Stadio Ferruccio de Seregno, les joueuses du FC Como Women effectuent leur session d’entraînement. Une piste bleue entoure le terrain, et ce stade un peu vieilli peut accueillir 3 700 spectateurs. C’est là que jouent l’équipe masculine de Seregno Calcio, engagée en Serie D, ainsi que le FC Como Women. En attendant d’avoir leur propre enceinte, les femmes disputent ici leurs matchs à domicile. Dans le seul stade de Côme, c’est le club masculin qui évolue en Serie A.
Le FC Como Women n’a rien à voir avec l’équipe masculine. C’est au contraire le projet le plus novateur du football féminin européen. Et en son cœur, on trouve Alisha Lehmann, la footballeuse suisse la plus célèbre.
Elle garde ses distances avec les médias
Vêtue d’une élégante tenue d’entraînement blanche, elle s’exerce avec application, intensifie le pressing lors d’un exercice tactique et tente plusieurs frappes. Après l’Euro disputé à domicile, la Bernoise de 26 ans a quitté la Juventus Turin pour rejoindre Como. Sixième du dernier championnat de Serie A, le club ne comptait jusque-là aucun grand nom — Lehmann en est désormais la vedette incontestée. Elle est le nouveau visage du FC Como Women.
Après l’entraînement, Lehmann sourit en apercevant le journaliste suisse. «Hey! Wie geits?» lance-t-elle en dialecte bernois. «Bien, merci. Et toi?» — « Ça va aussi, je suis très heureuse ici.» — «Tu as un peu de temps pour discuter ? » — «Non, plutôt pas, désolée, je suis un peu pressée.» Et déjà, la footballeuse s’éclipse.
Sur les réseaux sociaux, la footballeuse professionnelle offre un aperçu d’une vie faite de luxe et de glamour, mais dans les médias traditionnels, elle se montre distante. Son management la protège soigneusement, et elle n’accorde des interviews que dans de très rares cas, mais pas lors de notre déplacement — alors même que le service de presse du club avait auparavant donné son accord pour un bref entretien.
Celle qui parle plus ouvertement, c’est la femme responsable de la venue d’Alisha Lehmann tout près de la frontière suisse: Victoire Cogevina Reynal. Cette entrepreneuse argentino-grecque est à la tête du fonds américain Mercury 13, qui construit le premier réseau de propriété multi-clubs dans le football féminin.
C'est elle:
Le groupe prévoit d’investir environ 100 millions d’euros dans un ensemble de clubs féminins évoluant dans les principaux championnats européens et en Amérique du Sud. Jusqu’à présent, Como était le seul club du portefeuille; il y a deux semaines, Bristol City, issu de la deuxième division anglaise, a rejoint le projet.
L'indépendance est la clé
Reynal prend le temps d’un entretien où elle expose en détail ses projets.
Reynal est la fille d’une haute fonctionnaire de la FIFA. Ancienne entrepreneuse dans la mode, elle milite depuis des années pour l’égalité dans le sport. En 2015, elle a fondé l’agence SR All Stars, dirigée exclusivement par des femmes. En 2022, elle a vendu sa start-up Gloria pour plusieurs millions de dollars à l’application de football OneFootball, où elle est devenue la première vice-présidente chargée du football féminin et la première femme à siéger au conseil d’administration.
Une identité visuelle forte
Aujourd’hui, elle rêve d’un football féminin capable de s’autofinancer. «Como Women est le projet pilote montrant comment les clubs féminins peuvent se structurer pour devenir viables commercialement et financièrement.»
L’entrepreneuse mise sur la création d’une marque capable d’exister indépendamment des résultats sportifs. Logo, couleurs, maillots, site web et réseaux sociaux: tout a été conçu pour bâtir une identité visuelle forte et élégante. «Como Women doit, dans dix ans, devenir l’une des plus grandes, sinon la plus grande marque de luxe du sport — au même niveau que Wimbledon ou la Formule 1», résume Reynal.
La propriétaire du club est convaincue que les hommes et les femmes fonctionnent différemment, et que le football féminin n’exploite pas encore tout son potentiel. «La mode m’a aidée à comprendre les femmes — et c’est précisément ce que le football doit enfin apprendre», affirme Reynal. Elle préfère ainsi que Como Women apparaisse dans des magazines de mode plutôt que sur des chaînes sportives. Au lieu de démarcher ESPN, nous démarchons Vogue et Vanity Fair», explique-t-elle.
Objectif Ligue des champions
L’influence de la mode se fait déjà sentir: cette semaine, Alisha Lehmann et ses coéquipières ont participé à la Fashion Week de Milan et se sont rendues à l’Oktoberfest de Munich.
Le maillot du club est stylé:
Lehmann joue un rôle clé dans les projets du FC Como Women — sur le terrain comme en dehors. Avec de loin le plus grand nombre d’abonnés parmi les footballeuses du monde, elle doit contribuer à faire rayonner le club à l’international.
Sur le plan sportif aussi, Como Women veut franchir un cap avec Alisha Lehmann. «Nous voulons faire progresser durablement le club vers la Ligue des champions et rivaliser avec les grandes équipes, mais sur une base financière solid », explique Reynal. Tous les revenus générés seront réinvestis dans l’équipe afin d’améliorer la qualité des joueuses et les infrastructures.
Faire la révolution
Pour l’instant, les infrastructures à Seregno, où l’équipe s’entraîne ce vendredi, laissent à désirer. Le terrain est irrégulier, une fine pluie tombe. Sur le terrain, Alisha Lehmann se distingue: on voit qu’elle s’est bien intégrée en Italie du Nord. Elle plaisante avec ses coéquipières, un comportement qui rappelle son rôle en équipe nationale suisse, où elle est connue pour mettre l’ambiance. Lors de l’Euro à domicile, elle tenait souvent des discours de motivation avant les matchs.
Mais à Como, contrairement à la sélection nationale, Lehmann est aussi une joueuse clé sur le terrain. «Je regarde chaque séance, glisse un employé du club. Elle se démarque à chaque entraînement. Je la trouve exceptionnelle.»
Les footballeuses de Como ont pour mission de révolutionner leur sport. Elles doivent devenir des modèles pour une nouvelle génération de filles, pour qui il sera tout à fait normal que les femmes jouent au football. «J’ai une fille de deux ans, raconte Reynal, et je l’emmène souvent avec moi à Como, car je veux qu’elle voie ces femmes: des battantes, résilientes, des modèles pour une nouvelle génération.»
Reste à voir si les grands projets de Como deviendront réalité. Pour l’heure, les géants du football féminin s’appellent encore FC Barcelone, Arsenal ou PSG. Et la réalité de Como Women est loin du glamour annoncé, comme le montre la visite sur place: au Stadio Ferruccio, la pelouse est en mauvais état, les rares spectateurs sont tenus à distance par la piste d’athlétisme, et les sièges vieillissants affichent toujours le mot «Seregno». Seul un drapeau, de l’autre côté du terrain, rappelle que ce stade abrite aussi une équipe féminine de Serie A.
Dans quelques années, tout devrait être différent pour le football féminin à Como — plus grand, plus brillant, plus glamour. Alisha Lehmann doit y contribuer. La Bernoise a inscrit son premier but sous ses nouvelles couleurs en Coupe de la Ligue, offrant la victoire 1–0 à son équipe face à l’Inter Milan. Malheureusement pour elle et son équipe, cela s'est moins bien passé ce dimanche: Como s'est incliné face à la Lazio (1-2) en ouverture de championnat. Une rencontre disputée en intégralité par Alisha Lehmann.
(jcz/aargauerzeitung.ch)