C'est un documentaire d'une vingtaine de minutes, intitulé La quinzaine de la haine, dans lequel les stars du tennis ouvrent la messagerie de leur téléphone portable. Il s'en échappe immédiatement une colère rance, la lie de l’humanité haineuse et belliqueuse. Mots choisis: «pute», «nullos», «sale violeur».
Cette enquête de L'Equipe Explore montre aussi, et c'est le plus effrayant, le passage à l'acte. Pierre-Hugues Herbert, humble et non moins modeste joueur (ATP 170), raconte un harcèlement qui a commencé «il y a trois ou quatre ans».
Pendant des années, le milieu a pris le parti de ne rien dire, autant par courage que par lâcheté. Depuis quelques mois, et plus que jamais dans le documentaire de L'Equipe, il déballe tout. La technique consiste à publier les messages, plus sadiquement l'identité de l'auteur (à tout le moins son compte), pour livrer le hater à la vindicte populaire. Ce n'est rien de moins qu'une vendetta numérique contre les petits caïds de l'invective et de la faute de frappe.
«Cette technique est répandue chez les influenceurs depuis bien longtemps, situe Stéphane Koch, conseil en stratégie digitale, réseaux et médias sociaux. Elle vise à impliquer la communauté, mais elle a aussi quelques vertus thérapeutiques: jeter son hater en pâture aide à prendre une certaine distance.»
Stan Wawrinka utilise cette technique. «Les gens peuvent balancer toutes les horreurs qu'ils veulent, ça ne me touche absolument pas. Personne n'est obligé de me croire, mais je reçois énormément de messages positifs et je ne ressens pas le besoin de lire les autres. De temps en temps, j'en publie deux ou trois pour calmer les rageux, c'est tout.»
Le cyber-harcèlement affecte le tennis plus que n'importe quel autre sport par la nature même de son activité solitaire (les meutes de footballeurs subissent davantage de tirs groupés), mais surtout parce qu'il est l'objet d'une gamme de paris pléthorique. Le taux d’insatisfaction des parieurs est proportionnel à l’abondance de l’offre en ligne: toujours plus élevé.
En 2017, une joueuse de double a inspiré un appel au viol pour avoir manqué une volée facile sur une balle de break – objet d’un pari – alors qu’elle avait remporté le match. Quelques mois plus tard, Dustin Brown fut le premier à parler. Il est devenu un témoin clé de la Tennis Integrity Unit (TIU) et a bénéficié d'une protection rapprochée. Mots choisis: «Stupide putain de nègre.» «On devrait te lacérer au couteau.» «Ne te promène pas en ville le soir, où je t’attends pour te tuer.»
"Putain d'esclave"
— Quentin Moynet (@QuentinMoynet) September 17, 2020
"Singe noir stupide"
"Connard de noir"
Parce qu'il a perdu un match de tennis, Gaël Monfils a droit à des insultes racistes sur les réseaux sociaux. Bande de dégénérés... A vomir pic.twitter.com/j1lMd2sYrA
En quelques années, le parieur atrabilaire est passé des bars-tabacs enfumés au flou juridique des réseaux sociaux, avec le même sentiment d'impunité, dans une forme assez contemporaine d'âpreté dévergondée. «Comment savoir qui se cache derrière nos messages haineux, et si ces personnes sont capables de passer à l’acte», demandait Madison Keys à l'US Open 2018, avant d'ouvrir sa messagerie elle aussi: «Idiote», «Singe», «Face de lapin», «Cancer du tennis».
Il y a quatre ans encore, «personne ne voulait dire qu'il recevait des insultes», comme nous le glissait un joueur interviewé à ce même US Open, sous couvert d'anonymat. «Si tu montres que tu es touché par un tweet haineux, tu vas en recevoir des tonnes. Et tu vas passer pour un faible.» Dustin Brown et Madison Keys ont fait figure de pionniers, suivis par Alizée Cornet. Libérée de la culpabilité d'une intimité violée, Timea Bacsinszky a publié un tweet, un seul, qui lui promettait la chaise roulante et le trottoir.
Aujourd'hui, tout le monde balance son hater. «Je ne vois pas pourquoi je me gênerais», avance ce même joueur. Les jeunes trentenaires, en particulier, ne veulent plus entendre les voix de la sagesse qui leur recommandent de prendre sur eux, de faire abstraction, de préférer la désinvolture à l'activisme. Balancer son hater permet de soulager sa peine: ça enlève un poids, jurent les adhérents. «Mais ça comporte des risques», prévient Stéphane Koch.
Stéphane Koch rappelle que pour de nombreuses personnes dites normales, «il est logique de s'attaquer à une célébrité», peu importe qu'elle soit sportive ou politique, par le simple fait de sa position exposée et privilégiée. «En l'occurrence, les haters ne s'attaquent pas à la personne mais à ce qu'elle représente, à une fonction.»
On a beau le savoir: il subsiste le climat d'insécurité, le sentiment de persécution. Paula Babosa, smicarde argentine de peu de prestige, plusieurs années de paquetage dans les petits tournois ITF, déclare à L'Equipe Explore que les messages la hantent, que l'anxiété l'empêche de dormir, qu'elle se détruit déjà suffisamment toute seule. Daniil Medvedev, numéro 1 mondial, semble vivre le phénomène de la même façon:
«Il existe des solutions, rappelle Stéphane Koch. On peut filtrer les mots clés. Bloquer des adresses. Demander à une tierce personne de gérer ses flux. Intervenir dans le cadre législatif, de temps à autre, pour faire des exemples.»
Se couper des réseaux sociaux? C'est ce qu'a choisi Ernests Gulbis, entre autres pratiques singulières. Mais Gulbis est un fils de milliardaire dilettante dont la carrière erratique ne s'est jamais encombrée ni de visibilité, ni de visiteurs.
«Tout couper, c'est quand même osé car, aujourd'hui, la plupart des contrats de sponsoring exige des apparitions régulières sur Instagram, avec du placement de produits. On peut vivre en autarcie, sans existence numérique ni présence médiatique, mais Il faut en accepter le prix», explique l'agent Lawrence Frankopan.
En Suisse, Lara Gut fut la première à se couper du monde numérique, voire médiatique. Elle a fermé tous ses comptes, sauf un. Elle expliquait à la RTS: «C’est un grand changement dans ma vie et je suis contente de l’avoir fait. J’ai remarqué avec le temps que cela me prenait trop d’énergie d’être active sur les réseaux sociaux. Ceux-ci ont aussi tendance à créer une proximité avec les gens que je trouve parfois malsaine.»
Parce que même en balançant son hater, on établit un rapport, un contact, une forme de validation. A partir d'une image virtuelle, on crée un personnage réel. «C'est un risque à ne pas sous-estimer», insiste Stéphane Koch qui, dans le même temps, annonce la fin de la récréation: «Dès 2023, la responsabilité des plateformes sera sérieusement engagée et définie au mot près par le nouveau "Digital Services Act". Instagram, Méta et tous les autres devront renforcer la surveillance de leurs flux. Chaque publication devra être traitée dans un délai court, selon la législation du pays. En cas de manquements, l'amende pourra atteindre jusqu'à 6% du chiffre d'affaires!»