L'écrivain autrichien Rainer Maria Rilke avait eu cette phrase, un jour, qui dit beaucoup de nos vies et un peu plus de celle de Tyson Fury: «Si mes démons devaient me quitter, je crains que mes anges ne prennent à leur tour leur envol».
Chez le boxeur anglais de 33 ans, personne n'est jamais parti. Le «roi des gitans» a fait de la place pour tout le monde, souvent par choix, parfois par contrainte, cohabitant avec des forces qui ont transformé sa vie en épopée à la fois tragique et flamboyante.
C'est pour s'approcher une dernière fois du mythe, voir à quoi il ressemble en 2022, que les spectateurs se sont rués sur la billetterie du match contre Dillian Whyte ce samedi. Les 94 000 places ont été vendues en trois heures, signe que l'attente est immense et l'évènement historique: Tyson Fury a déjà annoncé que ce 33e combat serait le dernier de sa longue carrière, sans que l'on sache exactement quand elle a commencé.
Certains situent ses débuts de boxeur lors de son passage chez les professionnels, il y a quatorze ans. Mais ceux qui connaissent le destin du colosse cyclothymique de Manchester (206 cm, 120 kg) savent que son premier combat, le plus dur aussi, Tyson Fury l'a mené dès sa venue au monde. Né trois mois avant terme, le 12 août 1988, celui que son père a prénommé Tyson, en hommage au boxeur américain, ne pesait que 500g et a dû lutter pour survivre.
Il mènera une enfance de gitan sédentarisé dans le sud de Manchester, où il deviendra le «Gipsy King», nourri aux bourre-pifs par ses deux entraîneurs d'oncles qui verront en lui un futur prodige des rings. «Dans d'autres cultures, les petits enfants tapent dans un ballon. Nous, nous donnons des coups de poing», dira-t-il plus tard, l’œil aussi noir que malicieux. C'est que, ce Tyson-là, avant d'avoir du sang de boxeur sur les mains, en avait déjà dans les veines: son père était invaincu en «bare knuckles fights» (littéralement «combats à phalanges nues») et son grand-père maternel un champion de boxe à poings nus. Chicorer, chez les Fury, s'apparente à une histoire de famille.
Le gamin, d'ailleurs, a le physique de l'emploi. A neuf ans, il se distingue déjà de ses camarades par sa stature mais Tyson, ça le suivra toujours, croit bon d'en rajouter. Et débarque dans sa classe déguisé en Rambo, petit démon au cœur d'ange.
Ses coups, Tyson Fury les réserve pour le ring, où il règne en maître. Il remporte 31 de ses 35 combats chez les amateurs avant de passer pro à 20 ans. Deux ans plus tard, il prend un aller simple pour Détroit (Michigan) où il retrouve Emanuel Stewart, aka «le sorcier du Kronk», un faiseur de champions notoire qui finira de polir un diamant exposé en majesté sur le ring de Düsseldorf, le 28 novembre 2015. Ce jour-là, le gitan aux gants d'acier déboulonne Wladimir Klitschko pour s'emparer des trois ceintures mondiales.
Sa victoire tord le cou aux sales langues qui voyaient en lui un showman, plus fort en gueule qu’en crochet du gauche, mais elle l'apaise à peine de ses tourments nés l'année précédente. En automne 2014, lui et sa femme avaient eu la douleur de perdre leur enfant de six mois, mort dans le ventre de sa mère. Mme Fury avait été hospitalisée pour être délivrée du nourrisson, dont le corps sans vie avait été déposé dans une petite caisse en bois, puis enseveli dans le jardin du grand-père.
Lorsque le Britannique n'a pas d'adversaire, c'est comme si la vie se chargeait de lui en fabriquer. Ça a toujours été comme ça, c'est son histoire, une histoire fragmentée et cabossée comme le nez d'un boxeur. «Tyson Fury, c’est l’Angleterre du Brexit», rappelle dans Le Monde Antoine Faure qui tient le blog 130 livres. «Il vient de Manchester, n’est pas très glamour, a été un peu méprisé. Son milieu social est modeste, il a subi du racisme sous-jacent à cause de son appartenance à la communauté gitane.»
Tyson Fury répond toujours au mépris par l'outrance. Il se distingue par des postures homophobes, antisémites ou sexistes, et ne manque jamais une occasion d'humilier verbalement son adversaire. Comme lors de la conférence de presse qui précède son duel face à Klitschko, lorsqu'il lui assène cette punchline:
En octobre 2016, Fury a tout dit et tout gagné. Il se retrouve seul face à ses démons. Et bascule par-delà les cordes, dans une errance existentielle de deux ans. Il est diagnostiqué bipolaire et obsessionnel. Confronté à de sévères addictions (alcool et cocaïne), il est parfois victime de crises de tétanie ou d'angoisse qui le conduisent à l'hôpital avec un cœur qui cogne à 220 pulsations-minute. Il pense au suicide; y renonce. Atteint les 177 kg et rend ses ceintures mondiales.
Il lui faudra du temps, deux ans, pour retrouver le goût de la vie puis celui du défi, et réussir un incroyable come-back.
Il annonce son retour sur les réseaux sociaux fin 2017. Le boxeur de Watford, Anthony Joshua, se bidonne dans un tweet à faire pâlir les végétariens:
& @Tyson_Fury get fit you fat fuck
— Anthony Joshua (@anthonyjoshua) November 9, 2017
«Fatman» Fury le prend au mot. Sèche et revient hanter les rings pour cinq prime times pugilistiques dont trois face au «bombardier de bronze», Deontay Wilder. Il en ressort parfois salement amoché, mais toujours debout et, surtout, toujours invaincu après 32 combats (31 victoires et 1 nul).
Si Tyson Fury est resté un grand bavard - il a expliqué en 2020 renforcer son menton par la pratique assidue du cunnilingus, on le découvre plus complet, «coordonné et précis, maîtrisant l'art de la feinte, les esquives, pivots et contres appuis» (L'Equipe). Il est aussi plus rusé. Réputé jusque-là pour sa mobilité et sa capacité à contrer, le gitan british comprend qu'il n'a aucune chance de battre le plus gros puncheur de l'histoire (Deontay Wilder) s'il n'attaque pas. Il ajoute donc la prise d'initiative à son répertoire. Un répertoire qui, conjugué à son tableau de chasse, fait de Tyson Fury le plus grand de l'histoire. C'est lui qui le dit.
Dillian Whyte en aura l'occasion, ce samedi à Londres. Après quoi Tyson Fury rangera ses gants, sa langue bien pendue et ses «grosses couilles» pour s'offrir la retraite dont il a toujours rêvé: «Lézarder sur une plage, boire des piña coladas et conduire des Ferrari». Il nous manque déjà.