Gianni Infantino a gagné
Curaçao compte exactement 155 826 habitants selon le dernier relevé de l’année 2023. Sur cette minuscule île située au nord-nord-est de l’Amérique du Sud, c’est actuellement l’effervescence: sa sélection s'est qualifiée pour sa toute première Coupe du monde.
«Célébrez votre incroyable succès, et nous nous réjouissons de pouvoir vous accueillir chez nous l’an prochain», a félicité Gianni Infantino, le président de la Fifa. L’omniprésent patron du football mondial revendiquera bien assez vite le succès de Curaçao – au moins une partie – pour lui-même.
Avec l'île caribéenne, l’Ouzbékistan, la Jordanie et le Cap-Vert participeront également à leur premier Mondial. La gratitude éternelle de ces quatre pays ira à Infantino. Car le Suisse, en imposant l’élargissement du tournoi de 32 à 48 participants, a rendu possible l’accession à la compétition de tels outsiders.
Et le boss de la Fifa a gagné. Pas seulement sur ce point, d'ailleurs. Les critiques visant Infantino, provenant d’acteurs de poids, se sont largement tues. Depuis son élection à la présidence de la Fifa en février 2016, le dirigeant de 55 ans n’a probablement jamais été aussi solidement installé dans ses fonctions. Il avait pourtant essuyé, notamment en Europe, des critiques acerbes depuis le premier jour: sur sa gouvernance jugée féodale, sur l’exploitation sans scrupules de la vache à lait qu’est le football, sur sa proximité discutable avec des autocrates – et ceux qui aspirent à le devenir.
Dernier exemple en date mardi soir: une délégation emmenée par Gianni Infantino et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane – lequel n’hésite pas à faire mettre en pièces ses opposants politiques – était invitée à la Maison Blanche par le président américain Donald Trump. Le multiple Ballon d’or Cristiano Ronaldo était également présent avec sa compagne lors du dîner, essentiellement en tant qu’ambassadeur du football saoudien, le pays devant organiser la Coupe du monde 2034.
Ronaldo joue depuis 2023 à Al-Nassr et compense sa descente dans l’insignifiance sportive par un salaire grotesque de 200 millions d’euros par an. «D’après ce que j’ai vu, je suis encore plus convaincu que 2034 sera la meilleure Coupe du monde de tous les temps», déclarait déjà le Portugais en décembre 2024 dans une vidéo de relations publiques très soignée.
Après la visite à Washington, il a fièrement posté des photos avec Trump, qu’il a signées ainsi:
Quiconque estimait – à juste titre – Lionel Messi supérieur a désormais une raison de plus...
Infantino, lui aussi, s’était laissé instrumentaliser la veille déjà, pour la énième fois, par Trump et son agenda de politique intérieure, ou du moins utiliser comme faire-valoir. «Si nous pensons qu’il existe des signes de problèmes, je demanderais à Gianni de déplacer l’événement dans une autre ville», menaça de nouveau le républicain à l’attention des villes-hôtes gouvernées par les démocrates pour le tournoi de l’an prochain. Infantino, présent aux côtés de Trump, ne parvint qu’à articuler un vague:
La tête du football mondial n’est plus guidée par aucun sens moral, elle l’a depuis longtemps totalement perdu. Ce sport qui aime tant se présenter comme inclusif, divers et ouvert restera encore des années sous la férule d’un homme qui cherche à en maximiser les profits et qui, pour ce faire, recherche volontiers la compagnie de dirigeants piétinant précisément ces valeurs.
Certes, la proximité malsaine du football avec des régimes autoritaires n’est pas une nouveauté – rappelons la Coupe du monde 1978 en Argentine, alors sous la coupe d’une brutale dictature militaire. Après le tournoi, le capitaine allemand de l’époque, Berti Vogts, déclara dans une phrase restée célèbre: «L’Argentine est un pays où règne l’ordre. Je n’ai pas vu un seul prisonnier politique.»
En 2013, Franz Beckenbauer, à propos de la future Coupe du monde au Qatar neuf ans plus tard, se fourvoya de manière similaire. Interrogé sur les conditions de travail très critiquées dans l’émirat, le «Kaiser» affirma – reprenant l’aveuglement de Vogts des décennies plus tôt – qu’il n’avait «pas encore vu un seul esclave au Qatar». Et le tournoi de 2018, lui, a eu lieu en Russie.
Mais en 2025, la trumpisation du football progresse. Gianni Infantino en «faiseur de deals», qui ne connaît ni bien ni mal, seulement les prochaines recettes en milliards.
Fort soutien parmi les petites nations du foot
Gianni Infantino s’est assuré au fil des années le soutien des autres continents du football, hors d’Europe, grâce à des services complaisants; sa promesse – finalement tenue – d’augmenter le nombre de participants au Mondial au bénéfice des fédérations les plus modestes lui a valu les suffrages de l’Amérique du Nord et centrale, de l’Afrique et de l’Asie. Mais la monétisation croissante du football profite également à ces fédérations. D’ici 2026, plus de 5 milliards de dollars auront été versés aux 211 pays membres sous la présidence d’Infantino.
Et les grands clubs européens n’ont pas été laissés de côté: pour la Coupe du monde des clubs, disputée pour la première fois cet été sous un format controversé, la Fifa a fait taire leurs protestations – liées au calendrier surchargé – en distribuant un milliard d’euros de primes.
Un donnant-donnant dans la pure tradition trumpienne. «Beaucoup de pays n’avaient fait que rêver de la Coupe du monde – désormais, ils en ont la possibilité», se félicitait Infantino en 2017 après la décision.
L'Helvète a reçu l’appui du très honoré ex-entraîneur à succès français Arsène Wenger, qui s’est depuis des années déjà ravalé au rôle de porte-parole des projets d’Infantino en tant que «directeur du développement mondial du football» de la Fifa. «Si davantage de pays ont une chance d’accéder à la scène mondiale, ils feront plus pour le développement du football», affirmait Wenger en marge de la Coupe du monde 2022 au Qatar.
Les inquiétudes concernant le niveau des matchs, notamment de la phase de groupes, avec un nombre accru de participants au mieux de troisième ordre, sont rapidement balayées. «Même dans une Coupe du monde à seulement deux équipes, l’une d’elles serait toujours l’Allemagne», avait répliqué un jour Infantino avec suffisance aux critiques de l’ancien sélectionneur Joachim Löw sur le format à 48 participants.
Il se complaît notoirement dans son rôle d’apôtre du football dans les régions en développement. Outre les quatre débutants, Panama, Haïti, le Qatar, la Nouvelle-Zélande et le Canada seront également présents en 2026.
Infantino ne doit craindre aucune opposition sérieuse. Au contraire. Lors de la prochaine élection présidentielle en 2027, il devrait être reconduit et diriger la fédération jusqu’en 2031, bien que seules trois mandats soient autorisés. Un tour de passe-passe doit lui permettre de se maintenir: il a certes succédé en 2016 au démissionnaire Sepp Blatter, mais la Fifa ne compte comme première mandature d’Infantino que sa (ré)élection de 2019; il ne serait donc élu pour la troisième fois qu’en 2027.
Au total, celui qui apparaissait comme un espoir après l’ère Blatter, marquée par les scandales, serait resté 15 ans à la tête du football mondial, au lieu des 12 autorisés. Lors de l’élection à la présidence, chaque pays dispose d’une voix – le quadruple champion du monde allemand a donc le même poids que la lanterne rouge du classement mondial, Saint-Marin.
«Le fait est que de nombreuses fédérations ont déjà signalé leur soutien au président en exercice Gianni Infantino», justifia un jour le président de la Fédération allemande, Bernd Neuendorf, la décision de ne présenter aucun candidat face à lui lors de l’élection de 2023.
La perspective que la situation change en 2027 est plus mince que les chances de sacre de Curaçao à la Coupe du monde l'an prochain.
Adaptation en français: Yoann Graber
