Les joueurs de tennis suisses font face à un grave problème
Leurs messageries privées débordent d'insultes et de menaces. Depuis quelques années, les joueurs de tennis professionnels n'hésitent plus à dénoncer la haine des parieurs frustrés qui inonde leurs réseaux sociaux. Ce phénomène n'épargne pas les joueurs suisses, même ceux évoluant dans l'anonymat des circuits secondaires, comme le révèle une enquête de Keystone-ATS.
Les Français Caroline Garcia et Gaël Monfils, l'Ukrainienne Elina Svitolina ou plus récemment la Saint-Galloise Belinda Bencic: nombreuses sont les stars des circuits masculins (ATP) et féminins (WTA) à avoir mis en lumière le harcèlement lié aux paris sportifs dont ils sont victimes depuis plusieurs années.
Le scénario se répète inlassablement: un individu mise de l'argent sur la victoire d'un joueur ou d'une joueuse, il perd son pari, puis se défoule en insultant ou menaçant l'athlète sur ses réseaux sociaux – que ce soit en public (espace commentaire des publications) ou par message privé (MP) –, parfois sans même chercher à cacher son identité.
Mais cette réalité touche également celles et ceux qui écument bien plus souvent les qualifications des Challengers – pour simplifier, le circuit secondaire – et les tournois ITF – le circuit tertiaire – que les ATP et WTA 500, les Masters 1000 et les tournois du Grand Chelem. Ces professionnels du tennis, généralement classés au-delà du top 300, peinent à vivre de leur métier. Ils voyagent souvent sans entraîneur ni community manager pour gérer leurs réseaux sociaux, et font donc face tout seuls à des torrents de haine après des défaites suffisamment dures à encaisser.
Violentes insultes
«Dégage, pédé», «Bien joué, connard!», «Putain, t'es vraiment à chier», «T'es une merde», ou encore le bref, mais non moins glaçant: «Meurs.» Voilà quelques messages que le Genevois Johan Nikles a découverts en ouvrant Instagram après une défaite au Challenger de Liberec (Tchéquie), en juillet dernier – des messages, traduits majoritairement de l'anglais, que Keystone-ATS a pu consulter.
Agé de 28 ans, Johan Nikles est désormais un habitué du fait. Des insultes, il en a vus, et celles de ce genre ne le touchent plus vraiment:
Le Genevois, actuel 577e mondial, n'est pas le plus connu des tennismen suisses. Il avait atteint le 352e rang en octobre 2022, son meilleur classement. Pourtant, cela n'empêche pas de nombreux parieurs de miser leur argent sur lui, même lorsqu'il dispute un match du premier tour des qualifications d'un tournoi Challenger.
Un sport propice à ces dérives
Les joueurs et joueuses de tennis sont particulièrement exposés à la haine en ligne, et ce pour trois raisons. Premièrement, par la nature individuelle de leur sport, qui fait qu'un parieur frustré ne voit qu'un seul responsable de sa perte. Deuxièmement, par le format en un contre un, particulièrement propice aux paris. Troisièmement, du fait que la planète tennis ne s'arrête jamais vraiment de tourner: la saison dure de janvier à décembre et des centaines de rencontres se déroulent chaque jour dans les dizaines de tournois organisés chaque semaine.
«On est constamment exposés, car il est possible de parier sur presque tous les matches», résume Johan Nikles, qui explique toutefois recevoir davantage de messages lorsqu’il participe à des Challengers, diffusés gratuitement sur Internet, qu’à des ITF:
Swiss Tennis s’inquiète
Le Neuvevillois Damien Wenger (ATP 616) fait, lui aussi, face au harcèlement depuis ses débuts sur le circuit professionnel en 2019. «Ça arrive même parfois après une victoire, par exemple si la personne avait misé sur une victoire en deux sets plutôt qu’en trois sets», témoigne le joueur formé au TC Neuchâtel.
A 25 ans, Damien Wenger a retrouvé les courts cette saison après une pause de quelques mois. Et le phénomène n’a pas diminué entre-temps. «Honnêtement, c’est parfois vraiment violent. J’essaie de ne pas les lire et surtout de ne pas répondre, car ça ne sert à rien. Mais quand ils commencent à insulter toute ta famille, ta copine, là ça devient grave», lâche-t-il.
Contactée par Keystone-ATS, Swiss Tennis assure prendre très au sérieux cette problématique. La fédération suisse organise des formations sur l’usage des réseaux sociaux pour ses jeunes athlètes et indique à qui ils peuvent s’adresser lorsqu’ils sont victimes de harcèlement. Mais selon Damien Wenger, les discussions avec les instances «tournent davantage autour des paris truqués et du fait que les joueurs ne doivent jamais accepter une sollicitation de quelqu’un qui mise sur eux.»
Des systèmes de protection
La Fédération internationale de tennis (ITF) a pourtant fait de la lutte contre la haine en ligne l’une de ses priorités ces dernières années. Depuis janvier 2024, elle recense les publications et commentaires abusifs grâce à un outil de détection. Ce système protège automatiquement les joueurs et joueuses participant à des tournois organisés par l’ITF, la WTA ainsi qu’à deux tournois du Grand Chelem: Wimbledon et l’US Open.
Au total, plus de 8 000 athlètes sont concernés, selon un rapport de la fédération mondiale, laquelle a détecté en 2024 «environ 12 000 messages» problématiques sur X, Instagram, YouTube, Facebook et TikTok. L’ITF ajoute que ces publications ont été signalées aux responsables des plateformes et que quinze propriétaires de comptes ont ensuite été dénoncés à la justice de leurs pays respectifs.
L’ATP, qui a développé son propre système pour protéger les 250 meilleurs joueurs mondiaux, a annoncé dans un rapport publié en août avoir repéré «162 000» commentaires abusifs au cours de la première année d’existence de son nouveau dispositif. Ce dernier a été lancé en juillet 2024 et a passé au crible plus de trois millions de commentaires sur les réseaux sociaux.
Mais tous ces messages identifiés et automatiquement masqués ne forment sans doute que la pointe de l’iceberg, car on parle ici de commentaires visibles de tous sous les publications des athlètes. Le véritable fléau, ce sont les messages privés, et ceux-ci sont bien plus difficiles à faire remonter aux autorités, malgré les efforts de l’ITF.
«Nous proposons également un service de surveillance et de gestion des messages privés pour tous les joueurs, mais nous avons besoin de l’accord du détenteur du compte», explique à Keystone-ATS Stuart Miller, responsable de l’intégrité et du développement à l’ITF. Mais on peut comprendre que peu d’athlètes acceptent de laisser les clés de leur sphère privée à une organisation internationale.
Un sponsoring questionnable
Certains estiment toutefois que l’instance du tennis mondial contribue indirectement à la promotion des paris sportifs, en autorisant des tournois organisés sous son égide à être sponsorisés par des bookmakers. «Les boîtes de paris se font de l’argent, l’ATP et l’ITF se font de l’argent, et nous les joueurs, on ne touche rien», déplore Johan Nikles.
Le Genevois estime qu’une partie de l’argent généré par les paris sportifs devrait être reversée aux principaux protagonistes, ce que n’envisage pas l’ITF: «L'ITF réinvestit déjà une grande partie des ressources provenant de la vente des données de score (réd: données nécessaires à la mise en place des paris en temps réel) dans la protection de l'intégrité des joueurs», argumente Stuart Miller, qui évoque notamment l’outil de détection automatique lancé en janvier 2024.
Pour l’instance mondiale, collaborer avec les entreprises de paris, ce qu’elle fait depuis une quinzaine d’années, permet de «contrôler le risque». «ll y a toujours eu des paris sur le tennis. Auparavant, les joueurs étaient victimes d’abus – souvent en personne – mais l’ITF ne percevait aucun revenu», ajoute M. Miller. En nouant des relations avec des sociétés de paris – «uniquement des opérateurs réglementés», insiste le responsable –, l’ITF dispose désormais d’une source de revenus qui lui permet «d’aider les joueurs».
Cette aide reste cependant largement limitée. Hormis détecter le harcèlement et faire de la prévention, l’ITF semble vraiment impuissante. «Nous n’avons que peu d'influence sur les plateformes qui hébergent les auteurs d'abus. Et nous dépendons également de ce qui est légal ou non dans les différents pays», rappelle Stuart Miller. C’est pourquoi l’ITF appelle ses partenaires – en premier lieu les réseaux sociaux et les opérateurs de paris – à «prendre leurs responsabilités».
Boom du pari sportif
En Europe, la majorité des entreprises proposant des paris sportifs sont des acteurs privés. La Suisse fait partie des rares pays, avec la Norvège, où les paris sportifs sont exclusivement gérés par des organismes publics qui reversent la totalité de leurs bénéfices à l’utilité publique. La Loterie Romande (LoRo) et Swisslos sont les deux seules entreprises autorisées à proposer des paris sportifs sur le territoire helvétique. En 2024, ceux-ci représentaient 12,5% du produit brut des jeux (chiffre d’affaires) de la Loterie Romande, qui s’élevait à 438,2 millions de francs selon le rapport annuel de l’association.
La Loterie Romande est bien consciente des problématiques liées aux paris sportifs. Au-delà du seul harcèlement des joueurs et joueuses de tennis, elle combat activement l'addiction et le surendettement. Mais elle se doit de proposer des paris, car elle a reçu un mandat clair de la part du législateur.
Avant 2019, elle ne proposait que des jeux de pronostics à cotes fixes. De nombreux parieurs suisses avaient alors recours à des sites illégaux établis dans des paradis fiscaux. Le développement des cotes dynamiques et des paris en temps réel proposés par ces acteurs privés a forcé l’Etat à une révision du cadre légal.
«Le Conseil fédéral a estimé qu’entre 200 et 300 millions de francs étaient joués chaque année illégalement et sans aucune protection pour les joueurs suisses», explique Jean-Luc Moner-Banet, le directeur général de la Loterie Romande, à Keystone-ATS. Il s’agissait alors «d'orienter ces personnes qui jouaient sur le marché illégal vers le marché légal.»
Mais dans un contexte de boom global du pari sportif, la frontière entre régulation abusive et promotion excessive est fine. «Nous devons rester attractifs, mais pas trop, tout en protégeant les personnes vulnérables, comme les mineurs. Et ne pas faire trop dans la restriction, sinon les joueurs risquent de repartir vers le marché illégal», détaille M. Moner-Banet.
Le directeur général de l’association connaît bien les défis liés aux paris. «Nous sommes soucieux de la question du cyberharcèlement, mais elle s'insère dans un contexte complexe», assure celui qui préside depuis peu ULIS (United Lotteries for Integrity in Sports), une association internationale d’opérateurs étatiques de paris sportifs.
Mais cette structure a une autre priorité que la haine en ligne: elle veut surtout lutter contre la manipulation des résultats sportifs, le «match fixing». Dans ce but, ULIS collabore avec les grandes fédérations sportives (CIO, FIFA, UEFA, ITF, etc.) et des organisations policières comme Interpol, Europol ou encore le FBI.
Un sentiment d’impuissance
Pour l’instant, les harceleurs, insaisissables dans les messageries privées des athlètes, continuent donc de sévir plus ou moins librement. Les pros de la petite balle jaune, eux, ont appris à vivre avec cette réalité. «Moi je n’en parle plus, car j’ai l’impression que ça ne sert à rien», concède Johan Nikles, qui ne voit qu’une seule solution:
En 2021 déjà, le Genevois s’était publiquement indigné après avoir reçu des menaces particulièrement inquiétantes. Un parieur lui avait exigé un versement sur son compte en banque avec un ultimatum, arguant qu’il venait de «détruire sa vie» et qu’il devait «être prêt à être puni». Une tentative de chantage restée sans conséquence.
«Le problème, c’est qu’on est très facilement traçables. Les parieurs savent où on se trouve en permanence, quel tournoi on joue, sur quel court. Mais tant que cela génère beaucoup d'argent, tant qu’aucun joueur ne se fait agresser physiquement, ce n’est pas trop grave...», conclut Johan Nikles, non sans amertume. Car nombreux sont ceux qui, comme lui, redoutent le jour où la haine virtuelle dépassera l’écran. (ats/yog)
