Les experts ont deux façons de considérer l'arrivée d'Erling Haaland à Manchester City. Deux approches totalement opposées: les uns y voient une pièce manquante, la dernière pièce à une machine parfaitement réglée. Les seconds en parlent comme d'une pièce rapportée, un tacon Mickey sur un carré Hermès. Inutile d'espérer un peu de nuance.
Commençons par la vision optimiste: Haaland est la grande attraction (1,94 m) de la Premier league dont le coup d'envoi est donné ce vendredi soir. Bien plus encore: un grand attaquant dans une grande équipe, l'une des plus dominatrices au monde, l'une des plus sophistiquées (et néanmoins extravagantes) de ce siècle. Il ne manquait que la touche finale. La patte du buteur, taille 51.
Ce transfert change tout pour Guardiola: il y a longtemps que l'entraîneur traverse la Manche sans attaquant de pointe, très longtemps qu'il tente de repourvoir le poste à l'interne, tantôt avec des reconversions improbables (Sterling, Foden), tantôt avec des rotations permanentes qui, parfois, donnent le tournis. Depuis qu'il ne peut plus compter sur Kun Agüero, City se débrouille comme il peut. City construit son puzzle en sachant qu'il lui manque une pièce.
Soyons juste: on reproche souvent à Guardiola ses élucubrations de savant fou, cette façon d'inventer des circuits de passe compliqués, des dépassements de fonction imprudents, dans l'espoir un peu égoïste (jubilatoire?) de dérouter. Mais le coach ne mentait pas lorsqu'il répétait avec son meilleur regard de cocker: «Nous n'avons pas d'avant-centre, le type de joueur qui construit un but à partir de rien. Nous sommes obligés d'inventer autre chose».
Voilà donc un attaquant de pointe, un vrai, et pas n'importe lequel. Haaland est un pur produit de son époque (22 ans), succès précoce né d'une ambition féroce, peut-être le meilleur avant-centre actuel après Karim Benzema et Robert Lewandowski.
Pour une somme de transfert totalement opaque mais un salaire estimé à 465 000 francs par semaine pendant cinq ans, Manchester City a d'ores et déjà réussi le coup de l'été. Le plus gros et le plus beau des mercatos.
Au Borussia Dortmund, certains voyaient en Haaland le fils caché de Scarlett Johansson et Zlatan Ibrahimovic. En Angleterre, il n'y aura personne de plus terrifiant et costaud qu'Erling Haaland, à part Harry Maguire. Sauf que le Norvégien sait tout faire: initier des actions ou les mener à leur terme, marquer de près ou de loin, du droit comme du gauche, courir à plus de 30 km/h sans perdre ni la lucidité ni le ballon (au contraire d'Harry Maguire).
En réalité, personne ne doute de son talent: l'éventail de ses qualités est aussi large que ses épaules. La question est ailleurs.
Haaland est apparu désemparé dans le Community Shield, pour ses débuts officiels, où Liverpool l'a éveillé aux réalités indémodables d'un football testostéroné, dur et engagé (défaite 3-1). Le colosse a raté plus d'occasions en une après-midi qu'en une demi-saison à Dortmund.
Depuis son jardin de Buenos Aires, Kun Agüero l'a raillé un peu. «Haaland est trop habitué à l'Allemagne, il se croyait tout seul. Puis Van Dijk (réd: le solide défenseur de Liverpool) est arrivé et l'a accueilli en Premier league.»
Le média en ligne The athletic figure parmi les plus sceptiques: il compare déjà Haaland à une guitare électrique dans un orchestre de violons, très exactement à une Stratocaster parmi les Stradivarius - ou plus odieux, «un Viking dans un monastère».
Le bilan de compétence a bien eu lieu (on n'est pas au PSG). Guardiola a conscience d'attribuer à Haaland des prérogatives pour lesquels il n'est pas tout à fait qualifié, mais il entend le former à sa culture, à sa méthode, comme il l'avait réussi jadis avec... Kun Agüero (un souvenir évaporé dans les effluves de BBQ à Buenos Aires?). Guardiola a l'habitude de transformer des poires en pommes: il a fait du milieu relayeur Zinchenko un latéral gauche et du milieu défensif Fabregas un attaquant de pointe. Mais peut-il changer le profil d'une poire?
La difficulté pour Haaland sera de développer d'autres compétences, des aptitudes dont il n'avait pas nécessairement besoin en Bundesliga mais qui lui seront utiles en Premier league. Combiner dans les petits espaces. Décrocher et trouver des partenaires dans le dos de la défense. Déstabiliser des blocs bas, statiques, en variant les appels. Au paroxysme de cette intensité folle, Haaland sera privé d'espace. Il n'aura plus le temps de se retourner. Il ne sera plus exactement le même joueur, fort dans la profondeur, formidable buteur.
Après l'avoir entraîné à Dortmund, Lucien Favre nous expliquait «que si tu le laisses partir, tu ne le revois plus. Il est tellement puissant que sur les deux premiers appuis, il t'élimine et te prend de vitesse avec sa conduite de balle».
Mais pour lancer des contre-attaques, encore faut-il que l'adversaire attaque*. Ce qui arrive rarement, ou très mollement, chez les adversaires de City, dont la plupart attendent sagement que les minutes passent. Tout est là: même doué d'une grande hardiesse, Erling Haaland ne pourra plus se contenter de martyriser des défenseurs plus petits que lui (c'est-à-dire tout le monde sauf Harry Maguire).
Le doute se nourrit aussi de quelques traumatismes récents, à commencer par les problèmes d'intégration de Jack Grealish (117 millions d'euros, investissement record pour City) dans le système de Guardiola, à continuer par l'adaptation difficile en Premier league de plusieurs transfuges de Bundesliga. Timo Werner, Kai Havertz et Christian Pulisic à Chelsea. Jadon Sancho à Manchester United. Que des jeunes attaquants, eux aussi. La moitié en provenance du Borussia Dortmund, comme «lui».
Lucien Favre croit en son ex-poulain. Il le sait perfectible. Il décrit «un gros travailleur avec une mentalité fantastique, quelqu’un qui veut toujours gagner», habité par une volonté puissante. La réussite d'un athlète repose en partie sur l'idée qu'il s'en fait: or Haaland se voit en Viking sans peur et sans reproche, la bouille hilare des grands soirs, fonceur jusque dans les pires traquenards (passe ton chemin Harry Maguire).
«Certaines personnes peuvent mettre du temps à s'adapter, d'autres peuvent réussir directement», a commenté le Viking en conférence de presse. «C'est la vie d'un footballeur. Nous verrons comment j'évolue mais je ne suis pas inquiet. En tant qu'attaquant, je ne peux pas me permettre de trop penser, encore moins de céder au stress, ou je ne ferais rien de bon.»
Pièce manquante ou pièce rapportée? Il ne reste plus que quelques heures pour pérorer puisque Manchester City joue à West Ham dimanche (18h30). Ceux qui sont acquis à la glorieuse incertitude du sport pourront tout aussi bien lancer la pièce et profiter du moment, forcément unique.
* Une année de scientifique au Collège des Trois-Sapins