Pour annoncer la prolongation de contrat de Jonas Vingegaard jusqu'en 2027, son équipe Jumbo-Visma a diffusé mardi un clip sur les réseaux sociaux; une courte vidéo dans laquelle le coureur danois enfant (ou plutôt, son avatar créé par ordinateur) dévoile des ambitions qui cadrent mal avec son histoire personnelle.
Le message que diffuse la vidéo est purement marketing, et un peu simpliste. Il encourage à croire en ses rêves et à ne jamais rien lâcher. Quitte à travestir la réalité et à refaire l'histoire? C'est possible. Car beaucoup se sont étonnés de la posture incarnée par ce Vingegaard à la peau lisse et aux yeux ronds, et des propos que son équipe lui prête.
Le bambin explique à l'écran qu'en tant que jeune cycliste, il rêve de devenir coureur professionnel un jour, et même de signer un gros contrat avec une équipe du World Tour (1re division) avant de remporter le Tour de France. Rien que ça.
Il est fort probable que Vingegaard ait un jour espéré devenir un professionnel de la route, mais impossible qu'il se soit mis en tête de signer avec une écurie du World Tour. La raison est très simple:
Qu'il ait rêvé de gagner le Tour de France, la course à étapes la plus prestigieuse du monde, semble hautement improbable également. Cela ne tient pas au calendrier de l'histoire (la Grande Boucle est née en 1903) mais à celui du coureur Danois, qui n'a jamais été un espoir plein de talent. Trop chétif, trop léger, il n'arrivait pas à percer dans les catégories de jeunes. Il a dû attendre ses 17 ans pour disputer sa première course internationale (Tour du Pays de Vaud 2014), et on ne peut pas dire que cette épreuve l'ait propulsé sur le devant de la scène: trois ans plus tard, ralenti par une fracture du fémur, il galérait tellement pour se faire une place dans le monde pro qu'il se levait à 6h chaque matin pour écailler la morue dans une usine de poisson.
La Jumbo-Visma n'a pas cherché à duper ses suiveurs. Elle a précisé sur les réseaux sociaux qu'elle avait utilisé l'intelligence artificielle pour son clip. Elle ne s'est d'ailleurs pas embarrassée avec la voix de son avatar, prêtant un accent américain à celui qui est né et a grandi dans un petit village au nord du Danemark. Il reste que réinventer à ce point l'histoire d'un champion du sport afin de l'enjoliver pose de nombreuses questions éthiques.
Ce procédé rappelle celui utilisé par Thierry Ardisson dans son émission «L’Hôtel du temps». L'animateur français y avait fait revivre des personnalités disparues à travers l’intelligence artificielle avant de les interroger, et donc de leur attribuer des propos qui n'étaient pas les leurs. Professeure en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Limoges, Nicole Pignier s'en était émue sur France 3:
Les propos de Vingegaard sont au service de la belle histoire. Ils visent à rendre l'homme plus touchant, plus volontaire et peut-être plus populaire, et à participer dès lors à sa notoriété. Contrairement à ce qu'avait osé Lance Armstrong, en faisant croire au public qu'il était devenu un grand champion en triomphant d'un cancer des testicules, alors qu'il avait surtout profité d'un système perfectionné de dopage, la réécriture du scénario par la Jumbo-Visma n'est pas condamnable sportivement ni juridiquement. Elle est simplement discutable moralement.
Il y a de quoi s'en amuser un peu, aussi. Parce que si l'équipe cycliste néerlandaise a essuyé quelques critiques, c'est surtout par manque de subtilité. La méthode qui consiste à «adapter» le début de l'histoire quand on connaît la suite existe depuis longtemps en littérature, spécialement dans les récits biographiques. D'un politicien, l'auteur dira que s'il est devenu un excellent orateur, c'est parce qu'il était bavard en classe (ce qui est peut-être vrai, mais qui aurait pu tout aussi le faire exclure des cours); d'un musicien, l'écrivain précisera qu'il doit sa formidable oreille à ses heures d'écoute (comme s'il était le seul jeune à utiliser Spotify).
À quoi Jonas Vingegaard doit-il donc sa formidable carrière? Eh bien, à tout le contraire de ce qui est dit dans la vidéo, c'est-à-dire non pas à ses rêves d'enfant (tout le monde en a et la grande majorité ne se concrétise jamais), mais à ceux qu'il a formulés quand il avait 20 ans et que ses mains sentaient la morue. Son histoire (la vraie) est finalement bien plus belle que celle que son équipe a réécrite pour lui.