Quand une équipe s'incline après avoir moins couru que son adversaire, la tentation est grande d'attribuer sa défaite à sa faible débauche d'énergie. C'est arrivé après Suisse-Portugal, où la Nati avait parcouru 10km de moins que son adversaire, et cela se produit fréquemment après certains matchs européens. Mais cette seule donnée kilométrique permet-elle d'expliquer une défaite?
Nous avons interrogé Mathieu Degrange, le responsable de la performance du Servette FC, qui se présente lui-même comme «un féru de datas». Ce professeur de physiologie à l'esprit scientifique met en garde contre l'interprétation abusive d'une seule donnée. «Il y a tellement de paramètres qui influencent les kilomètres parcourus que s'en tenir à un chiffre serait un raccourci énorme.»
Ces paramètres les voici: «L'organisation choisie, selon qu'une équipe s'aligne en 3-5-2 ou en 4-4-2; la hauteur de bloc, s'il est bas, médian ou très haut; le style de jeu avec ou sans ballon; la volonté ou non d'effectuer un pressing, voire un contre-pressing, etc.»
Evoquer des «courses» est déjà un abus de langage. «Il convient de distinguer les courses positives, celles qui vont dans le sens du but adverse, et les courses négatives, qui vont dans le sens de son propre but», prévient l'expert servettien, qui opère une autre distinction: les accélérations avec et sans ballon. Ce sont autant de subtilités que les ordinateurs prennent désormais en considération et sans lesquelles il est impossible de donner du sens aux kilomètres parcours.
Mais ce n'est pas tout: une fois en possession des statistiques de chaque joueur, il s'agit de les croiser avec celles de l'équipe. Concrètement, on ne peut analyser les données kilométriques d'un latéral gauche sans les confronter à celles du milieu gauche, soit du joueur qui se situe juste devant lui. «Dans les bonnes équipes, quand l'un bouge, l'autre aussi. C'est une symphonie.»
Dans ces formations-là, chaque accélération répond à un projet collectif et a du sens. Mathieu Degrange cite la France en exemple: «Deschamps est un sélectionner qui met énormément de compacité. Ses internationaux seraient capables de courir beaucoup mais ils sont si bien organisés qu'ils n'ont pas besoin de faire 13 ou 14 km quand 10 ou 11 sont nécessaires. C'est pareil avec le City de Guardiola: les joueurs sont exactement où ils doivent être.»
Lors du Mondial 2018, les deux finalistes (France et Croatie) étaient parmi les équipes qui se démenaient le moins, alors que d'autres (comme la Russie) parcouraient en moyenne 120 km par rencontre.
Le même phénomène s'observe dans les championnats nationaux: les footballeurs de la meilleure division du monde (Premier League anglaise) couvrent moins de distance que ceux de la Liga espagnole, de la Serie A italienne ou de la Super League suisse.
Courir à mauvais escient, ou accélérer quand ce n'est pas nécessaire, engendre une débauche d'énergie inutile. Peut-on la quantifier? Un entraîneur a-t-il assez d'informations pour pouvoir dire à un joueur que sur les 12,9 km qu'il a parcourus lors d'un match, 2,1 étaient superflus? «Les datas ne le permettent pas encore, mais ce sera pour très bientôt», prédit Mathieu Degrange.
Les systèmes mesurant les kms effectués et les accélérations (le football estime qu'une course est à haute intensité dès 19,8 km/h) ont déjà beaucoup progressé. Les joueurs sont suivis à la trace grâce à une puce GPS qu'ils intègrent dans une brassière sous le maillot, ou à des systèmes vidéo sophistiqués.
Servette travaille exclusivement avec le système GPS mais aimerait à l'avenir intégrer l'image vidéo. «Il s'agit de caméras bien spécifiques placées dans un stade et qui permettent d'analyser l'activité globale des deux formations, renseigne le responsable de la performance servettienne. C'est évidemment très précieux car si on veut analyser un match, il faut avoir un regard sur les mouvements de son équipe, mais aussi de son adversaire et du ballon.» Ces caméras sont très répandues dans les grands championnats ainsi qu'en Coupe d'Europe mais pas encore en Suisse, même si Bâle en a déjà utilisé par le passé.
Les supporters, eux, n'ont pas accès aux données qu'elles enregistrent, peut-être même ne savent-ils pas qu'elles existent. C'est un autre défi des organisateurs de grandes compétitions: ne pas se contenter de transmettre au public quelques datas qui, pris séparément, peuvent fausser la lecture d'un match de football.