Nicolas Hojac, vous dites que, dans vos projets d’alpinisme, vous essayez de «ne pas dépasser vos limites». Comment reconnaît-on ses limites?
Ce n’est pas simple. A l’entraînement, je peux dépasser mes limites dans un environnement sécurisé – par exemple dans une salle d’escalade – sans me mettre en danger. C’est de cette manière qu’on apprend à explorer ses limites et à les repousser progressivement.
Mais dans la face nord de l’Eiger, cela ne fonctionne pas?
Non, en effet. Là-bas, je ne devrais jamais atteindre mes limites – sauf peut-être sur le plan de l’endurance. Mais même dans ce domaine, une chose reste valable: je ne peux pas me permettre de me pousser aussi fort que lorsque je cours sur le Niesen (réd: un sommet des Alpes bernoises qui culmine à 2 362 mètres d'altitude). Et encore moins dans l’Himalaya, où, en cas d’accident, il n’y a pas de secours en hélicoptère. Je dois toujours en avoir conscience. Lors de telles expéditions, ma tolérance au risque est donc encore plus basse. Beaucoup repose aussi sur l’expérience et l’instinct – quand mon subconscient perçoit plus que ma conscience réelle. C’est aussi un facteur clé dans ma gestion du risque.
Mais l’alpinisme n’est jamais totalement sans risque!
Je ne suis, en règle générale, pas quelqu’un de particulièrement enclin à prendre des risques. Ma tolérance au risque est assez faible. On pourrait croire qu’un alpiniste de vitesse court tête baissée à travers les montagnes et que, s’il lui arrive quelque chose, il est fichu. Mais ce n’est pas du tout le cas. Je suis très rationnel et je calcule tout avec précision. Surtout quand il s’agit de sécurité. Dans mes projets, je réfléchis minutieusement à ce que je fais.
Vous dites que vous évoluez souvent «dans la zone entre trop peu de risque et trop de risque». Dans votre discipline, un excès de risque peut vous coûter la vie. En êtes-vous conscient ou faut-il justement l’oublier une fois engagé dans la paroi?
J’en suis parfaitement conscient. Je connais les conséquences et elles se rappellent à moi quand je songe à tous les collègues que j’ai perdus ces dernières années. Je pense à Ueli Steck, mais aussi à d'autres alpinistes de mon âge, partis dans des endroits où je me disais qu'il était impossible d'y perdre la vie.
Qu’est-ce que cela vous inspire?
Ueli est mort précisément l’année où j’ai gagné de l’argent pour la première fois grâce à l’alpinisme. Cela m’a poussé à m’interroger très sérieusement: est-ce vraiment cette voie que je veux suivre, ou ne vaudrait-il pas mieux miser sur mes études et faire carrière dans un métier plus traditionnel?
Et pourtant, vous êtes resté alpiniste!
J’en suis arrivé à la conclusion que je voulais faire dans ma vie ce qui me rend le plus heureux. Et c’est l’alpinisme. J’ai donc continué, mais avec une gestion rigoureuse du risque et une acceptation du danger très limitée. Je me suis fixé des règles strictes.
Par exemple?
Je suis certes alpiniste professionnel, mais en réalité, je passe relativement peu de temps en montagne. Je m’entraîne beaucoup plus souvent dans un environnement sécurisé. Cette limitation en termes de temps passé en haute montagne réduit déjà le risque. Car en montagne, il subsiste toujours un risque résiduel.
Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir alpiniste professionnel?
Ce n’était pas mon objectif de devenir professionnel. J’ai grandi avec l’idée que la formation passe avant le sport – parce qu’on ne peut pas vivre du sport. C’est aussi pour cette raison que j’ai fait des études en génie mécanique. Mon idée de départ, c’était de travailler à temps partiel et de réaliser des projets en montagne à côté. Mais j’ai vite compris que cela ne fonctionnerait pas en termes de temps, car une expédition t’absorbe complètement pendant des semaines, voire des mois. J’ai donc décidé de tenter l’aventure, à condition de pouvoir vivre de l’alpinisme au plus tard à 30 ans. Et avec l’idée de raconter mes projets – ce qui, dans le milieu souvent fermé de l’alpinisme, n’est pas forcément courant.
Votre choix professionnel comporte lui aussi une part de risque. Un risque économique.
Absolument. Pouvoir vivre du sport en tant que jeune alpiniste, c’est l’une des choses les plus difficiles, surtout en Suisse. Dans d’autres disciplines sportives, il existe des clubs, des fédérations, Swiss Olympic, la Fondation de l’Aide Sportive et d’autres structures de soutien. Tout cela n’existe pas en alpinisme.
Il y a beaucoup d’exemples d’alpinistes ayant perdu la vie en montagne. Cela ne vous dissuade-t-il pas?
Si, bien sûr. J’ai ravalé ma salive en lisant une statistique indiquant que l’espérance de vie d’un alpiniste professionnel est de 40 ans. Autrement dit, sur le plan professionnel, je fais probablement le choix le plus absurde qui soit. Mais en y regardant de plus près, cette statistique mérite d’être nuancée. Elle reflète aussi une réalité passée. Il y a 60 ans, les alpinistes partaient avec un tout autre équipement, le risque était beaucoup plus élevé. Le facteur météo jouait également un rôle bien plus décisif. On pouvait se faire surprendre par une tempête en pleine paroi – chose qu’on voit venir aujourd’hui à tout moment grâce aux technologies les plus modernes.
Est-ce que le fait d’être souvent confronté au risque dans votre passion vous aide, dans la vie quotidienne, à ressentir moins souvent de la peur?
Absolument. L’alpinisme m’enseigne énormément de choses qui me sont utiles au quotidien. La leçon la plus précieuse, sans doute, c’est que les choses que je ne peux pas contrôler me laissent indifférent. C’est une perte d’énergie de s’énerver à propos de situations sur lesquelles on n’a aucune prise. Et l’alpinisme m’apprend aussi la patience.
Quelle est la chose la plus importante que vous ayez apprise de votre mentor Ueli Steck?
Ueli m’a montré que j’étais capable de bien plus que ce que je pensais. Par exemple, lorsque nous avons gravi ensemble la face nord de l’Eiger à un rythme record. Cela m’a ouvert les yeux. Et c’est un peu ce moment-là qui a fait naître en moi l’étincelle de l’alpinisme de vitesse.
L’alpinisme tourne souvent autour des records. A quel point l’esprit de compétition est-il présent dans ce milieu?
Cela dépend des personnes et de leur caractère. Je ne suis pas quelqu’un de très compétitif. Mon moteur, ce n’est pas de battre les records d’autres alpinistes pour prouver que je suis meilleur qu’eux. Mais je dois l’admettre: il y a peu de disciplines où règnent autant d’envie et de jalousie que dans l’alpinisme. Après notre dernier projet, par exemple, j’ai reçu des mails insinuant que nous avions triché sur le chronométrage. D’autres m’ont aussitôt retiré de leurs contacts sur les réseaux sociaux, dès que j’ai battu l’un de leurs records.
Mais les discussions sur la question de savoir qui atteint vraiment le sommet restent un sujet récurrent!
Absolument. Pour notre projet dans les faces nord, nous avons enregistré une trace GPS et rendu toutes les données publiques. Chacun peut donc juger par lui-même si tout a été fait dans les règles. Mais oui, notre milieu est dur, tout le monde se bat pour obtenir de la visibilité. Pourtant, il faudrait savoir reconnaître la performance des autres. Si quelqu’un améliore l’un de mes meilleurs temps, je le félicite volontiers pour cette performance incroyable. C’est dans la logique des choses que des records soient battus.
Ueli Steck ne vous considérait pas comme un concurrent?
Ueli était très ouvert avec moi lorsqu’il s’agissait de transmettre son savoir. Il me montrait même des prototypes de nouveaux équipements, alors que nous avions des sponsors différents. Il y avait une véritable relation de confiance entre nous. Ueli s’intéressait aussi à mon avis sur une grande variété de sujets. Je n’ai jamais ressenti chez lui le moindre esprit de compétition. Mais pour moi, une chose est claire: sur le plan sportif, je suis resté dans son ombre, et ce sera toujours le cas. Il a accompli des performances que je n’atteindrai probablement jamais.
On vous appelle «alpiniste de vitesse». Pourtant, on imagine mal que la vitesse soit votre seule motivation. Pourquoi chercher à aller vite?
Parce que ce n’est pas donné à tout le monde (rires). En réalité, cela a moins à voir avec la vitesse qu’avec l’efficacité et la stratégie. Aller vite, c’est réduire les choses à l’essentiel. C’est une fascination pour la simplicité, pour la légèreté. Je m’engage dans la face nord de l’Eiger avec un sac à dos de 15 litres. Je n’ai besoin ni de matériel de bivouac, ni de réchaud, ni de gaz – parce que je sais que je pourrai gravir la paroi en quelques heures. Mais cela exige un très haut niveau. Et au final, la rapidité génère aussi, dans une certaine mesure, de la sécurité, car je reste moins longtemps exposé.
Un sprinteur rêve peut-être du record du monde, un tireur d’une médaille olympique, un sauteur à ski du saut parfait. Et vous, de quoi rêvez-vous?
De l’aventure ultime. Ce que je réalise relève de la performance sportive mais ce qui m’attire tout autant, c’est l’aspect aventure. C’est cela que je cherche. On ne peut plus, aujourd’hui, découvrir le pôle Sud ou le passage du Nord-Ouest, mais on peut encore tracer sa propre ligne dans une paroi vierge.
Comment tient-on physiquement 15 heures d’effort intense en montagne, comme vous l’avez fait récemment dans les trois faces nord?
Les éléments les plus importants sont la préparation et l’alimentation. Il faut simplement du «carburant» pour tenir le coup.
Et l’aspect mental?
Il est tout aussi crucial. Je dois acquérir une sécurité mentale en montagne. Rester calme, même quand le dernier point d’assurage est dix mètres plus bas et qu'il n'est même pas vraiment fiable. Il est également essentiel que le poids et la responsabilité d’un tel projet ne m’écrasent pas, que je le prenne étape par étape. Je ne dois pas me laisser distraire non plus par les personnes qui m’accompagnent pour documenter l’ascension. Je ne suis pas un gladiateur dans une arène. Ce que je fais reste une chose sérieuse. Même si, au fond, cela n’a aucune utilité pour le monde.
Peut-on se permettre de ressentir des émotions pendant une ascension?
(Il réfléchit longuement) Je dirais que laisser les émotions s’inviter dans un projet n’est pas un avantage. Lors de mes expéditions, je reste aussi détaché et calculateur que possible. Cela dit, je ressens parfois, en montagne, quelque chose qui ressemble à un «runner’s high» (réd: il s'agit d'un état de bien-être ressenti après une activité d’endurance). Là, je me sens plus émotif. Quand tout se passe bien, on entre dans un état de flow, on commence à se motiver les uns les autres. En revanche, si ça tourne mal, on risque de se tirer mutuellement vers le bas. Si quelqu’un dans la cordée exprime des doutes, cela peut se transmettre aux autres.
Le changement climatique est un sujet majeur. Vous en vivez les conséquences directement en montagne.
C’est dans les montagnes qu’on prend le plus conscience de ce qui est en train de se passer. Quand j’ai commencé à faire de l’escalade sur glace, il y a quinze ans, la saison allait de fin novembre à fin mars. Aujourd’hui, on est déjà content si l’on peut planter le piolet une première fois avant Noël. Beaucoup d’itinéraires ne sont même plus praticables, faute de périodes durablement froides.
Et en été, ce sont les chutes de pierres qui s’intensifient.
Des itinéraires autrefois considérés comme sûrs deviennent dangereux. Les glaciers, eux aussi, sont de moins en moins enneigés ou s’affaissent. Et cette constatation ne vaut pas uniquement pour les Alpes. Lors de notre dernière expédition au Népal, la réalité sur le terrain était très différente des images, pourtant vieilles de seulement quelques années.
Cela vous rend-il plus réceptif aux questions climatiques?
Absolument. Les changements que j’observe me touchent profondément. Et pourtant, avec mes expéditions, je fais aussi partie du problème.
Comment compensez-vous ce sentiment de culpabilité?
D’une part, j’essaie de sensibiliser en tant qu’ambassadeur du mouvement Protect Our Winters. Et même si, en principe, je considère que le sport devrait rester en dehors de la politique, je fais une exception pour le climat. C’est tout simplement trop important, et cela nous concerne tous. J’essaie de sensibiliser ma communauté à voter sur ces sujets – sans leur dire pour quoi voter. L’essentiel, c’est que le taux de participation électorale, souvent catastrophique chez les jeunes, ne soit pas aussi bas sur des thèmes aussi cruciaux. Il s’agit, au fond, de notre avenir.