Le Lausanne-Sport affronte des communistes
On pourrait bien voir des drapeaux à l'effigie de Che Guevara, des bannières rouges avec une faucille et un marteau ou des slogans anti-fascistes ce jeudi soir à la Tuilière, dans le secteur visiteur. Et pour cause: le Lausanne-Sport reçoit en Conference League l'Omonia Nicosie, un club ancré à l'extrême-gauche.
Depuis sa fondation en 1948, l'équipe de la capitale chypriote est massivement soutenue par les communistes du pays. En fait, sa création est viscéralement liée à ce courant politique.
On est alors en pleine guerre civile grecque (1946-1949), premier conflit armé de la Guerre froide. Au sortir de la Seconde guerre mondiale, royalistes (la droite) et communistes s'affrontent en Grèce pour prendre le pouvoir. Les hostilités – qui feront environ 200 000 morts – font des remous sur l'île de Chypre, qui appartient alors au Royaume-Uni mais est majoritairement peuplée de Grecs. Et la politique s'immisce dans le sport.
«En 1948, les autorités grecques ont exigé de la fédération chypriote (de football) qu’elle banisse les communistes de ses compétitions sportives, en faisant signer à chaque licencié une déclaration condamnant cette doctrine», explique dans So Foot Christos Kamisseris, chercheur en géopolitique du sport. Conséquence: les partisans du marxisme-léninisme fondent leurs propres clubs.
Parmi eux, il y a les dissidents de l'APOEL Nicosie, mastodonte du football chypriote et qui affiche son soutien aux royalistes grecs. Ces «rebelles rouges» créent l'Omonia Nicosie, «qui noue rapidement des liens étroits avec AKEL (le parti communiste chypriote), unique force politique de gauche sur l’île», détaille Christos Kamisseris.
Malgré leur couleur politique, c'est le vert que les fondateurs choisissent pour leur club. La couleur de l'espoir et du renouveau. Le trèfle qui orne le blason symbolise la même idée, précise Footballski. Toujours dans le lexique communiste, le nom grec «Omonia», qui signifie «concorde», est plébiscité «pour renforcer l’opposition du club à la division et à la désunion», ajoute ce même média.
Longtemps un ovni à Chypre
La création du «géant vert» en 1948, avec toute la symbolique autour, est loin d'être restée une idée abstraite. C'est ce que souligne Christos Kamisseris, toujours dans So Foot:
Ainsi, pendant très longtemps, le «Trèfle» est resté le seul club pro de foot à Chypre à ne pas devenir une SA (autrement dit une entreprise capitaliste) et à continuer de fonctionner en tant qu'association.
A force d'enquiller les titres nationaux (21), il est devenu le club le plus populaire de l'île, soutenu par des milliers de fans. Et parmi eux, il y a encore beaucoup d'amoureux du marxisme-léninisme, même plusieurs décennies après la fondation du club et la fin de la Guerre froide. En 2009, 80 % des supporters de l'Omonia Nicosie déclaraient voter pour le parti communiste.
Leur appartenance politique ne se marque pas seulement dans les urnes, mais aussi en tribune. Encore aujourd'hui, ils exhibent régulièrement, pendant les matchs, des drapeaux communistes ou des images représentant les grandes figures du courant, comme Che Guevara.
Tifos polémiques et trahison
En affichant aussi ostensiblement leur identité, les partisans de l'Omonia Nicosie ont d'ailleurs créé quelques polémiques. Comme par exemple en juillet 2015, lors d'une double confrontation en qualifs de l'Europa League face aux Polonais de Jagiellonia Bialystok. Au match aller en Pologne, les ultras locaux, pas vraiment «gauchos», avaient accueilli les Chypriotes avec un tifo des plus explicites: un grand drapeau communiste barré, avec la banderole dessous: «Tous les communistes sont des bâtards».
La réponse des ultras de l'Omonia, une semaine plus tard à Nicosie? Un immense tifo représentant un bonhomme vert en train de chasser un autre, en forme de croix gammée et en train de courir. Avec la banderole suivante, agrémentée d'une étoile rouge:
En Pologne, pays meurtri par la barbarie nazie, on imagine que pareille assimilation a choqué...
Le tifo en question
Mais ce n'est pas la dernière fois que les supporters de l'Omonia Nicosie ont heurté les sensibilités au pays de Chopin. L'année dernière, toujours en Coupe d'Europe, ils ont déployé un autre tifo politique choc face au Legia Varsovie, encore avec une référence à la Seconde Guerre mondiale. En dessous d'un tableau représentant une interdiction de tourner à droite, ce message:
Le tifo face au Legia Varsovie
L'Institut polonais de la mémoire nationale (IPN), une instance rattachée au gouvernement, a dénoncé l'action des fans de l'Omonia. «Nous avons constaté avec regret que les supporters chypriotes ignorent la véritable nature des activités de l'Armée rouge sur les terres polonaises», a écrit l'IPN dans un communiqué, ajoutant que «l’immensité des souffrances endurées sous l’occupant soviétique est restée à jamais gravée dans notre conscience nationale».
Ce jeudi à Lausanne, on ne devrait pas voir pareil tifo dans le secteur visiteur, la Suisse n'ayant pas d'histoire commune avec l'Armée rouge et les ultras locaux n'affichant aucune couleur politique.
Sans compter que les fans les plus radicaux – politiquement parlant – ont déserté l'Omonia Nicosie en 2018, pour fonder un club dissident. La raison? L'achat du club – en grandes difficultés financières – par un homme d'affaires américano-chypriote, Stavros Papastavrou.
Se sentant trahis par cette opération capitaliste, un bon millier de supporters – principalement les ultras de la «Gate 9» – ont créé l'Omonia 29 Maiou (actuellement en deuxième division). Deux derbies fratricides ont même eu lieu la saison dernière dans l'élite chypriote.
Mais malgré le départ de ses plus fervents communistes, le géant vert garde le cœur bien rouge.
