L’idée lui est venue parce qu’il n’était «pas un bon coureur de plat», et aussi, sans doute, parce qu’il s’y ennuyait à mourir. Alors Christophe Nonorgue a créé «Le dernier survivant», une course assez perverse qui, à chaque équinoxe de mars, emmène ses victimes expiatoires dans la forêt de Chaumont, à Neuchâtel.
Christophe Nonorgue a déjà organisé trois épreuves dans son canton. Samedi 7 mai, Martigny a importé le concept dans ses coteaux. Le Français Ugo Ferrari, dernier survivant, a avalé 89 km et 7000 m de dénivelé positif!
Avec une cruauté fièrement revendiquée, le système brise les concurrents à l'usure et les élimine quand ils n'en peuvent plus. Pas besoin d'aller trop vite: toute la subtilité consiste à gérer son effort et à terminer ses boucles avant les 30 minutes imparties, «avec un léger battement de 1’’ à 1’’30 pour respirer et boire, mais rien de plus», recommande chaudement Christophe Nonorgue.
Tant que tout va bien, tant qu'on entend davantage siffler les oiseaux que les ischio-jambiers, les amateurs courent aux côtés des stars du trail, aussi lentement que possible mais aussi vite que nécessaire. Jusqu’à ce que le temps fasse son oeuvre...
«Il n’est pas si difficile pour un coureur moyen de produire un effort d’une heure, ou une heure trente. C’est souvent la durée d'une course populaire. Du coup, pendant les trois premières boucles, tout le monde avance un peu au même rythme. Amateurs et professionnels évoluent côte-à-côte, parfois discutent et plaisantent. Mais là où la vengeance de l’élite devient terrible, c’est à partir de quatre, cinq ou six heures de course. La sélection naturelle s’opère…»
Christophe Nonorgue n'est pas peu fier de son esprit sadique. Mais il n'en détient pas l'apanage. «J’ai découvert par la suite qu’il existait des courses relativement similaires, comme le Backyard et le Dernier homme debout.» La première propose une boucle de 6,7 km et un départ chaque heure. La seconde ajoute 800 m dans le même délai.
«Mais il y a très peu de dénivelé et donc un rythme modéré», nuance Christophe Nonorgue. Au contraire du «dernier survivant», ces courses restent accessibles au commun des mortels. «Leur difficulté tient surtout à la durée: le record est de 85 heures! S’il y a une usure, elle est davantage liée au sommeil qu’à l’effort», note le Neuchâtelois.
Tandis qu’au dernier survivant, il faut avoir les mollets bien accrochés. «Nous avons des passages à 50% qui, évidemment, deviennent des secteurs de marche rapide. A Martigny, la pente moyenne est de 30%.» Ceux qui peinent ou trainent se rattrapent à la descente. Mais pas longtemps. «Après deux ou trois boucles, ils ne sentent plus leurs cuisses et ne peuvent plus relancer l'effort à la montée.»
«Le dernier survivant» est bien plus qu'une course à pied: c'est une mise en abyme de l'hécatombe et de la lutte fratricide entre battants. Avec un vrai côté highlander. «On sent le peloton se réduire de plus en plus. C’est une sensation assez grisante», avoue Christophe Nonorgue.
Comme dans le film, il ne doit en rester qu’un. Point de romantisme et d'amitié surjouée. «Pas question de finir main dans la main, comme le font certains trailers après une course acharnée, prévient Christophe Nonorgue. Si c’était le cas, nous aurions un règlement pour les départager, à partir des points ITRA.» La fraternité du début, joies de la vie en meute, diminue à mesure que la fin approche. Toute trace d'humanité, peu à peu, disparaît.
Il y a une part d’esbroufe et de cabotinage, forcément. «Chaque coureur possède sa personnalité. Mais un jour, à la quinzième montée, un concurrent que je connaissais bien m’a demandé comment s’étaient passé mes vacances en Egypte. Je doute que mes vacances l’intéressaient vraiment, surtout à cet instant de la course…»
Lui-même n’a-t-il jamais cédé à la tentation du mâle dominant? «Si! Avec Ugo Ferrari. Je sentais dans mon dos qu’il respirait un peu plus fort que d’habitude. Alors, quand nous sommes arrivés devant une pente raide que, normalement, nous abordons en marche rapide, j’ai trottiné quelques foulées de plus. Mon stratagème a produit son petit effet mais, au final, ça n’a servi à rien: deux boucles plus tard, j’étais à l’arrêt et Ugo continuait.»
C’est l’un des nombreux charmes du «dernier survivant» que de réunir au petit matin, dans les promesses de l'aube, les pros et les prolos, les amateurs endurcis et les ultra-trailers attendris, en laissant perdurer l'illusion qu'ils suivent tous le même destin tracé (mais on voit très bien, dès le départ, ceux qui iront loin). Populaire et élitiste à la fois, c'est le rêve de tout parti politique. Il fallait le faire.
«Le dernier survivant» sait aussi accueillir les accompagnants, histoire de dépérir en bonne compagnie. «Sur une course classique, les gens voient passer leurs amis pendant quelques secondes. Là, si cet ami est bon, ils peuvent l'encourager plusieurs fois sans bouger. Il peuvent l'attendre tranquillement en buvant une bière.»
Figure de l'ultra-trail, Christophe Nonorgue trouve dans ce format une alternative bienvenue aux émulations chronométriques de la compétition classique. «Ce que j’aime dans «le dernier survivant», c’est la notion de rythme imposé. Il s'agit de parcourir une distance définie dans un délai raisonnable, accessible à n'importe quel coureur entraîné. La seule question est: combien de temps est-il possible de tenir ce rythme? Si je devais citer l'exemple inverse, la plupart des ultra-trails que je dispute démarrent beaucoup trop vite à mon goût. On en est à partir au sprint, à jouer des épaules, pour une course qui va durer 27 heures… Je ne vois presque plus que des ultra-trails où le premier kilomètre se court en 3’15’’, 3’20’’.»
Le gaillard n’est pourtant pas un fainéant: le 26 mai, il s'attaquera au record du monde de dénivelé détenu par le Français Aurélien Dunand Pallaz (17'218 m en 24 heures). Ses entraînements, aussi, feraient grincer un ascenseur. «Douze à quinze heures par semaine, ce qui n’est pas si impressionnant. Mais 8000 à 10 000 mètres de dénivelé…»
Le dernier survivant est délivré de toute ses contingences. Une fois seul au monde, il a le choix de fêter sa victoire ou de poursuivre son effort. S'il atteint le maximum possible de 12 heures et 24 boucles, il n'est plus un «highlander» mais un «finisher». Sauf que ce surhomme n'existe pas. Ou pas encore.
«Ugo Ferrari est tout proche, tressaille Christophe Nonorgue. Je pense qu'il y arrivera. Pour chaque course, un sponsor met 300 francs dans la cagnotte. Il y a donc 1500 francs à l'attention d'un éventuel finisher.»
Le site officiel précise que «dans la version originale à Neuchâtel (forêt de Chaumont), un finisher totaliserait 80 km et 9264 m de dénivellation positive, entre le lever et le coucher du soleil». En gros, pour s'en faire une idée, sa journée consisterait à monter neuf fois au Moléson depuis le parking de la télécabine.