«Vous pourrez voir les Platini, Zidane et Mbappé de la pétanque!» Livio Grando a la banane ce samedi matin 6 novembre à la cave des Moines, dans les hauts de Villeneuve (VD). A côté de lui, une immense poêle à paella. Elle sera savourée une heure et demie plus tard. L'organisateur du Bouchon d'Or de Montreux est venu accueillir, lors de cette réception officieuse, le staff du concours, la presse et certains joueurs.
Parmi eux, de véritables stars de la pétanque. Comme celles du football citées par le Montreusien, elles sont toutes françaises et de générations différentes: Christian Fazzino (65 ans), Philippe Suchaud (50 ans), Damien Hureau (43 ans) et Dylan Rocher (29 ans). Chacun d'eux a sa page Wikipédia et de multiples titres de champion du monde et de France.
Mais contrairement aux vedettes du ballon rond, celles de la boule en acier n'ont pas une armée de communicants ou de gardes du corps autour d'elles. Du coup, rien de plus facile que de taper la discussion comme de vieux potes – en pleine compétition et au milieu des badauds – avec le «joueur du siècle» dernier (Christian Fazzino, élu en 2000) ou le trédécuple (treize fois, on met notre main à couper que vous venez d'apprendre un nouveau mot) champion du monde Philippe Suchaud. Et c'est normal: la vie des boulistes de haut niveau n'a strictement rien à voir avec celles de leurs homologues footeux.
Exemple le plus parlant: malgré ses treize couronnes mondiales, Philippe Suchaud n'est pas professionnel. «Il n'y en a pas en pétanque», coupe d'entrée le champion le plus titré de l'Histoire (ex æquo avec son compatriote et coéquipier Philippe Quintais). Au mieux, les plus doués ont le statut de «sportif de haut niveau» attribué par le Ministère des sports en France. Il leur permet d'obtenir l'équivalent de 100 jours de congés payés par année. Pas un luxe, sachant que les boulistes de ce niveau participent quasiment tous les week-ends de l'année à des concours.
Leurs gains sont incomparables avec les montants astronomiques encaissés par les stars des sports les plus médiatisés. Mais ils mettent quand même un peu de beurre dans les épinards. «Ça amène un petit plus intéressant», avoue Damien Hureau. Il enchaîne:
Au total, un joueur de ce calibre peut espérer toucher entre 30 et 40 000 francs suisses par année grâce à la pétanque. «C'est un ordre de grandeur», précise le Tricolore. «Certains boulistes peuvent toucher beaucoup plus.» De son côté, Philippe Suchaud l'admet sans détour: il gagne plus sur les terrains en gravier qu'avec son tablier d'ouvrier d'une chaîne de boucherie. «L'été, la saison où il y a le plus de pétanque, on pourrait uniquement vivre de celle-ci», complète l'Auvergnat.
Des boulistes bientôt pros? L'espoir était encore fort jusqu'en février 2019. Moment où la pétanque a été officiellement écartée des Jeux olympiques de Paris 2024. Ils auraient pu amener ce sport dans une autre dimension. Alors forcément, ça a été une grosse désillusion pour ses amateurs (dans tous les sens du terme, donc):
Pour Damien Hureau, aucun doute: la pétanque de haut niveau n'a rien à voir avec une activité de camping pratiquée un verre de pastis ou de vin à la main et tongs aux pieds.
Déjà parce qu'elle requiert de grandes capacités mentales et techniques pour réussir les coups importants aux bons moments. Et sans même parler du talent, le nombre d'heures d'entraînement et la fréquence des compétitions sont incomparables avec les joueurs du dimanche. «Avant les grosses compétitions, j'essaie d'aller courir régulièrement», explique le natif d'Angers. «Parce qu'en pétanque, c'est important d'avoir des bonnes jambes. Elles permettent de donner une impulsion au moment de lancer la boule. Si on est fatigué, ce qui arrive souvent après une longue journée debout, il n'y a plus cette impulsion et on est obligé de compenser avec le bras, en risquant de faire des gestes moins justes techniquement.»
Les gambettes des vedettes françaises n'ont pas flanché sur le gravier du boulodrome de Montreux. La délégation tricolore a placé ses deux triplettes sur les deux premières places du podium (sur 18 équipes). Alors autant le dire, les quelques verres de vins bus par les champions ne les ont pas du tout déstabilisés. Et ce n'est pas à cause d'une accoutumance, n'en déplaise aux préjugés et aux mauvaise langues.
Philippe Suchaud l'avoue, il ne serait jamais venu jouer sur la Riviera ce week-end sans y avoir des amis. Ses compatriotes et lui ont fait la connaissance il y a quelques années de Francis Gerber, un habitué du boulodrome montreusien, lors de compétitions à l'étranger. Le Vaudois a ensuite présenté les as du cochonnet à ses amis en Suisse. De là sont nées de nouvelles amitiés, qui permettent par exemple à Philippe Suchaud de loger chez un pote villeneuvois, lui-même joueur de pétanque, pendant le tournoi chaque année.
Car oui, malgré ses 600 000 licenciés à travers la planète entière (près de 300 000 rien qu'en France), ce sport reste une petite famille, dans laquelle l'ambiance est, comme à Montreux ce week-end, généralement très conviviale. «Les rares problèmes arrivent quand certains joueurs font des "pizzas" sur le terrain», pointe – verbalement – le tireur Philippe Suchaud. Des pizzas? «Oui, on utilise ce terme quand les trous sont rebouchés en frottant trop énergiquement le pied sur le gravier. Toucher le terrain, on n'aime pas trop ça.»
La présence à Montreux tout au long du week-end du président de la fédération internationale de pétanque, Claude Azéma, témoigne aussi de cette proximité entre amoureux de ce sport. Et autant le dire, le Français n'a pas suivi les parties dans le canapé feutré d'une loge VIP ni une coupe de champagne dans la main, comme on a l'habitude de voir certains de ses homologues dans d'autres disciplines.
Pourtant, il y aurait parfois de quoi vouloir soigner les apparences. Les concours de pétanque français auxquels participent les meilleurs joueurs sont régulièrement diffusés sur la chaîne TV du quotidien sportif L'Equipe. Une médiatisation qui assure une certaine notoriété aux boulistes. Damien Hureau sourit:
«On m'aborde quasiment partout où je vais», complète Philippe Suchaud. Mais pas de quoi leur faire perdre la boule. L'humilité des cracks de l'Hexagone est à la hauteur de leur talent.
Après leur triomphe montreusien, ils sont repartis avec leurs propres voitures, comme à chaque compétition. «On n'a pas encore de jet privé», se marre Dylan Rocher. C'est donc aussi par la route que le jeune Manceau et Philippe Suchaud iront aux championnats du monde le 18 novembre prochain à Santa Susanna en Catalogne. Ils tenteront d'y défendre leur couronne de 2018 en triplette avec leurs compatriotes Philippe Quintais et Henri Lacroix. Un exploit que n'ont encore jamais réussi Michel Platini, Zinédine Zidane ou Kylian Mbappé.