Il est facile d'imaginer à quoi ressemble la chaussée satinée du Tour de France ou les pavés crotteux de Paris-Roubaix, mais comment se faire une idée des routes blanches de Toscane, ces sentes nappées de gravier que les coureurs des Strade Bianche (215 km au total) vont emprunter sur 71 bornes et dans 15 secteurs samedi?
Les Italiens soutiennent que pour y survivre, il faut gallegiare, c'est-à-dire «flotter». En d'autres termes: adopter une technique de pilotage assez fluide pour que le vélo ne se brise pas dans les ornières ni ne dérape sur les graviers. C'est ce qu'explique joliment le journaliste transalpin Marco Pastonesi dans un beau livre sur l'épreuve:
«C'est tellement instable qu'on a l'impression de rouler sur de la neige. Il faut se faire léger sur le vélo», résume la Genevoise Elise Chabbey, cinq participations au compteur. «C'est du drift (réd: dérapage contrôlé)», ajoute le Valaisan Simon Pellaud, qui s'est déjà aligné trois fois sur l'épreuve.
C'est un jeu d'équilibre permanent car les Strade Bianche n'ont pas été aménagées pour les voitures et les vélos. Ce sont des chemins empruntés par des agriculteurs ou des résidents locaux. Ils relient fermes et villages en traversant des paysages bordés d'oliveraies et de vignobles autour de Sienne.
Les passages successifs des machines agricoles et des Fiat Panda, toute l'année et par tous les temps, creusent inévitablement des ornières au milieu de la chaussée et qui, début mars, lorsque l'hiver desserre ses mâchoires des collines, constituent autant de pièges pour les participants d'une classique considérée par beaucoup comme le sixième monument du cyclisme (avec Milan-San Remo, Paris-Roubaix, le Tour des Flandres, Liège-Bastogne-Liège et le Tour de Lombardie).
Should Strade Bianche become the sixth Monument?
— CafeRoubaix (@CafeRoubaix) March 1, 2023
«Il s'agirait plutôt du premier monument, puisque c'est celui qui intervient le plus tôt dans la saison», rectifie Simon Pellaud, évoquant «une épreuve unique». «Heureusement qu'il n'y en a pas deux comme ça», ajoute-t-il, peinant toutefois à masquer son impatience.
La nervosité est constante. C'est à cela d'ailleurs que l'on reconnaît les grandes épreuves de vélo: elles n'autorisent pas le moindre relâchement. Il suffit de se souvenir de la violente cabriole du champion du monde Julian Alaphilippe, en 2022 à 80 km de l'arrivée, pour se dire que le danger sera partout.
Alaphilippe somersaults as wind causes spectacular crash at Strade Bianche https://t.co/WyJSumanmS pic.twitter.com/rQ7lSTLsxd
— Cycle Sport (@CycleSportMag) March 5, 2022
Même les lignes droites sont pénibles, lorsque la course vient plaquer un masque de poussière sur les visages et réduire la visibilité du peloton avant les montées typées ardennaises (courtes et souvent très raides), où la moindre erreur de pilotage opère une sélection naturelle. «Si on se met en danseuse et que l'on répartit mal le poids du corps sur le vélo, la roue arrière aura tendance à chasser», prévient Elise Chabbey.
L'idée consiste à opter pour un solide braquet et une cadence de pédalage régulière. Car «celui qui avance comme s'il était sur une route goudronnée est un amateur voué au sacrifice et envoyé au casse-pipe», résume le journaliste Marco Pastonesi, dont les initiales appartiennent pour l'éternité au patrimoine du cyclisme italien.
L'an dernier, Elise Chabbey était arrivée trois jours avant la course au centre de l'Italie. Une précaution nécessaire, car on ne s'aventure pas en Toscane sans une reconnaissance poussée et un vélo préparé à souffrir. Simon Pellaud cite les trois changements majeurs auxquels les coureurs procèdent sur leurs montures:
Ces grands soins n'empêcheront ni les chutes ni les ennuis mécaniques. Ils ne dissiperont pas la poussière, ne rendront pas les routes plus praticables. Elise Chabbey résume le sentiment général: «Ce sera dur mais c'est ce qu'on aime dans le vélo. Ce sera à celui et celle qui s'accroche jusqu'au bout et qui est mentalement le plus fort.» Aux vainqueurs, l'éternité; aux autres la poussière.
Cet article a été adapté d'une première version publié sur notre site en mars 2023.