Elles ont été maltraitées, mais elles sont en train de devenir les stars de cet Euro 2020. Qui donc? Les bouteilles en verre Coca-Cola et Heineken placées devant les joueurs et sélectionneurs en conférence de presse. Cristiano Ronaldo a été le premier à les molester. Lundi, avant le match du Portugal contre la Hongrie à Budapest, la vedette lusitanienne a tout simplement écarté les deux Coca-Cola devant lui, en réclamant – de manière peu courtoise – de l'eau à la place.
One small gesture by soccer star Cristiano Ronaldo has reportedly cost Coca-Cola $4B in market shares. On Monday, the soccer star sat down for a press conference ahead of Portugal's Euro match vs. Hungary, and moved two bottles of Coke away from his seat. pic.twitter.com/ZaHGKhgwoK
— NowThis (@nowthisnews) June 16, 2021
Un jour plus tard, c'est le milieu de terrain français Paul Pogba, agacé, qui faisait pareil après France-Allemagne. Avec une bière, cette fois.
Après le Coca viré par #Ronaldo, #Pogba dégage une Heineken, un autre sponsor de l’#EURO2020, lors de sa conférence de presse post-victoire 😂
— Antoine Llorca (@antoinellorca) June 16, 2021
Les sponsos ont la vie dure…pic.twitter.com/5dl7HaYHMi
On prête aux deux joueurs, qui n'ont pas encore expliqué leur geste, des raisons différentes: l'hygiène de vie pour Ronaldo, la religion musulmane pour Pogba. Mais les conséquences sont les mêmes: un impact négatif pour l'image de Coca-Cola et d'Heineken, deux des principaux sponsors de l'Euro. De quoi irriter son organisatrice, l'UEFA. Alors l'instance du foot européen a réagi.
On pourra reprocher à Cristiano Ronaldo et Paul Pogba de ne pas avoir respecté les contrats avec les partenaires officiels. Mais l'on peut aussi se questionner sur la pertinence d'un tel marketing, plaçant de façon très ostentatoire – comprendre «peu subtile» – des bouteilles de coca et de bière, deux boissons de surcroît peu enclines à désaltérer les locuteurs pendant leurs discours. «Ça reste la manière la plus commune et la plus efficace de rendre visible une marque ou un produit, défend Michel Desbordes, professeur de marketing du sport à l'Université Paris-Saclay. Mais dans le cas de Pogba, ce n'est pas très malin de la part d’Heineken et de l’UEFA d’avoir placé cette bouteille devant lui sachant qu'il est musulman. Il aurait fallu anticiper et trouver un compromis avec le joueur avant la conférence de presse.»
Locatelli following Ronaldo’s footsteps. Coca Cola gonna be a meme at this point 😂😂 pic.twitter.com/gK5wCKGM1v
— Abduł (@Abdul999_) June 16, 2021
Les comportements de Ronaldo et Pogba frappent, puisqu'on prête encore souvent aux footballeurs une incapacité à exprimer des opinions politiques et idéologiques, voire même d'en avoir. Mais les choses changent. «Avec les réseaux sociaux, les sportifs sont de plus en plus conscients de la grande influence qu'ils ont, explique Tobias Schlager, professeur assistant en marketing à l'Université de Lausanne. Celle-ci est aussi devenue concrètement plus forte grâce aux plateformes numériques. Les athlètes osent désormais s'affirmer sur des sujets sociétaux. On l'a vu par exemple avec les basketteurs de la NBA et le mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis. C'est aussi l'occasion pour eux de se donner une bonne image, celle d'une personne avec des valeurs.»
Car oui, les athlètes, sans contester le bien-fondé de leurs combats idéologiques, sont devenus des marques à eux seuls dont il faut faire briller la vitrine. C'est le cas de Roger Federer, par exemple, avec son célèbre sigle «RF». «Et quand une marque se sent attaquée, elle se défend, avertit Michel Desbordes, en référence aux cas Ronaldo et Pogba. Longtemps, les gros sponsors ont dominé les sportifs, ils conditionnaient leurs attitudes et discours. Mais on est en train d'assister à un retournement.»
😅👀 Así reaccionó Cherchesov, seleccionador de #RUS, tras lo sucedido con Cristiano Ronaldo hace días en rueda de prensa
— Carrusel Deportivo (@carrusel) June 17, 2021
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En salle de presse, les stars du ballon rond portugaise et française se sont retrouvées en porte-à-faux avec les valeurs qu'elles veulent véhiculer.«Si les deux joueurs n’étaient pas au courant d’une telle disposition des bouteilles, je comprends qu’ils se soient fâchés», pardonne Fabien Ohl, sociologue du sport à l'Université de Lausanne. Mais l'académicien pointe une contradiction dans l'attitude de Ronaldo et Pogba: «S'ils invoquent des raisons éthiques à leur geste, il y a une forme d'hypocrisie: Coca-Cola et Heineken ne sont pas moins nocifs que Nike, leur sponsor vestimentaire, en termes de pollution ou de droits humains, par exemple. L'argument éthique en devient donc limité.»
Sans compter que «CR7» lui-même vantait la marque de soda dans une publicité en 2008. Et qu'il n'a pas toujours fait l'apologie de la nourriture saine, comme en témoigne sa présence dans une réclame de la chaîne de fast-food KFC en 2013...
Le non-respect des contrats de sponsoring de l'Euro par les deux vedettes dérange aussi Michel Desbordes:
Les actes du Lusitanien et du Tricolore ont marqué les esprits. Reste à savoir s'ils auront des conséquences réelles. Juste après le coup de sang de Ronaldo contre les bouteilles Coca-Cola, l’action du géant américain a plongé de 1,6%, lui faisant perdre environ 4 milliards de dollars de valorisation boursière. «Ces pertes doivent être relativisées, tempère Tobias Schlager. Le cours de l'action de Coca-Cola est déjà remonté. En plus, énormément de fans et de followers de Cristiano Ronaldo ne sont pas des sportifs de haut niveau, alors ils continueront à boire du Coca-Cola sans scrupules. Ainsi, l'impact de ce geste doit être nuancé.»
Le chercheur lausannois se fait encore moins de soucis pour Heineken, puisque le motif soupçonné de l'écartement de sa bouteille par Pogba est religieux. «Les valeurs de l'Islam sont moins universellement répandues que celles liées à la santé, alors je ne pense pas qu'il y aura un changement massif de regard sur la bière ou l'alcool après l'épisode Pogba», argumente-t-il.
Le chercheur en marketing de l'UNIL et son confrère parisien sont convaincus que Coca-Cola et Heineken continueront à sponsoriser des grands événements sportifs, malgré les coups portés à leur image durant cet Euro.
Mais pour l'académicien français, les marques devront adapter leur marketing:
Il poursuit: «Tous ces sponsors, parfois jugés peu éthiques, ont aussi des activités dans des domaines davantage valorisés et proposent des produits plus sains que celui, souvent phare, qu'ils décident de mettre en avant. Un exemple: Total (ndlr: compagnie pétrolière) souhaitait devenir partenaire des JO de Paris 2024. La mairie de Paris et le comité d'organisation ont refusé ce partenariat, sous prétexte de vouloir des Jeux olympiques verts. Or, Total aurait pu faire valoir sa position de numéro 1 en France dans les énergies renouvelables, et mettre en avant son label vert dans le branding lié aux Jeux olympiques.»
Dans le cas de Coca-Cola, par exemple, le géant américain aurait la possibilité d'associer aux événements sportifs les bouteilles d'eau qu'il commercialise. Heineken pourrait, de son côté, afficher la version sans alcool de ses bières. Des initiatives qui raviraient à coup sûr Cristiano Ronaldo et Paul Pogba. Mais pas certain que les retombées financières suivraient en alignant de tels ersatz.
La polémique créée par les deux footballeurs a au moins le mérite de faire réfléchir, et aussi d'inspirer certains professionnels du ballon rond taquins présents à l'Euro, comme vous pouvez le constater dans le tweet ci-dessous.
#Yarmolenko : "Coca-Cola, Heineken, contactez-moi !"
— Eşref (@yeftale) June 18, 2021
😄😄😄pic.twitter.com/cLWSJvvJyD