Pour expliquer leur succès, les joueurs de Gottéron répètent inlassablement qu’ils «travaillent dans les coins», une vieille expression du hockey. Rien à voir avec le fait de passer l’aspirateur, mais l'esprit est le même: ils bossent. On pourrait même dire qu’ils ne laissent aucune miette.
Mais travailler dans les coins ne suffit pas à enchaîner sept victoires consécutives, même dans un sport aussi dur que le hockey sur glace. Depuis le 21 septembre et une série de... quatre défaites consécutives, Gottéron diffuse une impression inouïe de légèreté, des audaces et des assiduités de garçons faciles. Une transformation que Romain Ducret, coach mental de nombreux hockeyeurs, explique en des termes choisis: «Je ne connais pas le vestiaire de Gottéron ni sa dynamique interne, mais plus généralement, on parle ici de spirales. La spirale de la victoire (et son contraire la spirale de la défaite). Ce mot résume tout».
En bon français, on l’appelle le flow. La fluidité. Quand l’esprit s’affranchit de l’acquis et n'obéit plus qu'à ses instincts profonds. Quand le geste devient le prolongement de l’intention, sans pensée parasitaire ni intervention du raisonnement.
Ancien défenseur international et coach de juniors, Fabien Guignard en a encore des frissons:
Fabian Guignard rappelle qu’une saison de hockey, en Suisse, est souvent constituée de cycles: «Tu fais exactement la même chose pour des résultats totalement opposés: une fois ça marche, une fois ça foire. Quand tu gagnes, tu obtiens 2 à 3% de relâchement supplémentaire qui, peu à peu, changent la dynamique. Avec une série de victoires, tu tentes des gestes, tu joues en première intention, tu réussis tout, le puck t’arrive pile sur la palette et non dans les patins».
C’est la sensation ultime. L'état de délivrance. La prodigieuse évidence. L’expérience interdite: «La zone», comme l’appellent les sportifs. Peu l’atteignent, tous en reviennent. Jamais indemnes. «Quand tu as connu cet état de grâce où tout ce que tu exécutes est parfait, le danger est d’en faire une nouvelle norme. Marat Safin a commis cette erreur après son chef-d’œuvre contre Pete Sampras (finale de l’US Open 2000). Mais c’est de la démence! Personne ne peut prendre la perfection pour référence», commentait Mats Wilander en 2012.
Romain Ducret rappelle que le hockey est «un sport rapide, particulièrement instinctif et émotionnel: dans ce contexte, la confiance a une influence énorme sur la performance». «L’enchaînement des matchs favorise également les séries de victoires ou de défaites. Mardi, vendredi, samedi: une équipe n’a pas le temps de sortir de sa bulle.»
Le danger serait de réduire l’invincibilité de Gottéron à un phénomène paranormal, ou pire, à un comportement irrationnel. Simple effet d’entraînement, victoire après victoire? «A l’origine, tout part du vestiaire», corrige Fabien Guignard. «Le succès n’est possible que si chaque joueur comprend et accepte son rôle. J’ai l’impression que c’est le cas de Gottéron… en ce moment.»
Romain Ducret relève qu’il «y a pas mal de continuité dans l’effectif, de bons étrangers et un excellent gardien, ce qui est essentiel». Fabien Guignard ajoute que l’arrivée du défenseur international «Raphael Diaz a apporté beaucoup de calme et d’expérience». Mais chassez le surnaturel et il revient au galop....
Hans Kossmann l’a parfaitement décrit après son passage à Gottéron. «On a eu beaucoup de succès, on est allé jusqu’en finale, et puis tout à coup, plus rien n’a fonctionné. On est devenus derniers, une équipe qui doute, une équipe divisée. Et quand ça ne tourne plus, ça ne tourne plus…»
Brusque repli vers la normalité et les affres de la maladresse ordinaire. Le joueur perd ses pouvoirs magiques. «Décontenancé, il peut vite subir une succession de petits blocages», prévient Romain Ducret.
Et d'étayer: «Les coachs doivent faire en sorte de préserver la dynamique le plus longtemps possible. Gottéron ne gagnera pas 50 matchs... Quand une défaite vient interrompre une série, une équipe arrive au point de bascule. Il y a un risque réel, statistiquement, à verser immédiatement dans la spirale inverse. Il est capital que le staff empêche le doute de s'installer».
Fabien Guignard n’a pas oublié ces phases de perplexité. «Les défaites, surtout si elles surviennent après une série de victoires, sont déroutantes. Il y a un sentiment d’impuissance. Incompréhension totale. Personne n'en parle parce qu’on est dans l’ordre du ressenti. Et aussi parce que, pour sortir de cette situation, il faut éviter d’analyser.»
Il éclate de rire: «Ce qu’il y a d’horrible, dans notre sport, c’est que les défaites sont parfois inexplicables. Pour autant, tout le monde a une théorie. Ceux qui les écoutent trop ne retrouvent jamais le flow. Je pense d’ailleurs que si Arno del Curto a eu autant de succès dans sa carrière, c’est parce qu’il n’est jamais tombé dans le piège de l’analyse et de la surinterprétation. Il est resté très terre-à-terre».
Romain Ducret cite l’exemple de GE-Servette où les défaites provoquent «un blocage individuel et collectif. Résultat: moins d’automatismes, moins de vitesse, moins de précision, moins d’énergie… Toujours plus d’hésitations». Un exemple que valide Fabien Guignard:
L’ancien défenseur préfère philosopher: «En hockey, tout va tellement vite que quand un joueur commence à réfléchir, il est déjà trop tard. La confiance est essentielle. En réalité, les écarts de valeur, dans notre pays, sont minimes. Le champion est toujours celui qui a le meilleur mental. Toujours».
Quand rien ne va, un coach ne peut exiger de ses joueurs qu’ils soient relâchés, heureux et spontanés, ce que la psychologie désigne par l’injonction paradoxale. Comme en amour, un état de grâce survient à l'improviste, quand tous les prérequis sont réunis. Pour éviter de le troubler, il est en effet plus simple, voire plus sage, de dire que l'on travaille dans les coins.