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Dans les montagnes suisses, il y a bientôt autant d'E-Bike que de vaches

Swiss Epic competitor in action during the last stage of the Swiss Epic Race, a stage of 59 km, from Graechen to Zermatt, in Grachen, Switzerland, Sunday September 19, 2014. The Swiss Epic is a mounta ...
L'E-Bike et la vache feront-ils bons ménages sur les alpages suisses?Image: KEYSTONE

Dans nos montagnes, il y a bientôt autant d'E-Bike que de vaches

Sport hyper branché, le VTT électrique sauve de nombreuses stations de l’ennui et leurs commerces de la faillite. Les sentiers suisses sont pris d'assaut. Enquête sur un boom irrationnel.
23.08.2022, 18:31
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En 2021, les Suisses ont acheté 187 000 vélos électriques, dont une majorité de VTT. La location, plus encore, explose. Dans certaines stations, les magasins recommandent de réserver jusqu’à trois semaines à l’avance. Combien sont-ils à crapahuter sur nos alpages? Plus que les 400 000 bovins recensés cet été?

En Suisse, le VTT électrique est devenu un sport branché, avec une soudaineté rare. Quand les premiers modèles sont passés devant son restaurant, Marie-Hélène de Torrenté, célèbre patronne du Vieux Verbier, a entendu son fils glousser et affirmer que «ça ne marchera jamais». Quinze ans plus tard, son garage en est rempli. L'E-Bike a relancé son restaurant, désormais ouvert à l’année. Tout a changé. «Vraiment tout», confirment les acteurs du tourisme.

Ce n'est plus un vélo pour les fainéants et les gros

La perception, d’abord: quand on parle de sorties en VTT électrique, on n’imagine plus un troupeau d’obèses à vélo. Directeur commercial chez Haibike suisse, Steven Jonkheere avoue «qu’il y avait un gros malentendu au départ: on pensait que l’électrique était conçu pour compenser un déficit de puissance ou une réticence à l’effort. Moi non plus, je n’étais pas convaincu. Je me disais: tant que j’en ai la force, je pédale. Mais la réalité est bien différente. Il suffit de regarder l’E-Tour du Mont-Blanc: tu vois des visages blancs comme des linges. Des champions du monde qui pleurent de fatigue. Des corps secs et couverts de bleus.»

Cette année, dans l’aire d’arrivée, personne ne pleurait. Mais les avant-bras étaient dans un sale état, les joues efflanquées et les traits tirés. Les meilleurs évoluent en mode jockey, à compter chaque gramme. Confirmation de l’ancien professionnel Amaël Donnet, cycliste increvable et hétéroclite, entraîneur occasionnel de la relève suisse: «A 80 kilos, il est impossible de percer dans l’E-Bike. C'est mort. Les qualités dominantes sont le centre de gravité, l’agilité et la gestion de la batterie. Pour aucun de ces trois critères, la prise de poids n’est conseillée.»

Si l'électrique rend le vélo accessible à ceux qui n'en faisaient pas ou plus, il n'épargne pas les mollets endurcis. «Pour le même effort, on roule simplement plus vite et plus longtemps», résume Steven Jonkheere. Deux autres avantages: «Les couples dont l’un(e) a moins de physique que l’autre peuvent refaire du sport ensemble. Les pros, eux, peuvent rouler quatre heures dans la même zone cardiaque, et donc augmenter la durée de leur entraînement technique.»

De l’argent et des sentiers: les Suisses achètent

Organisateur du Verbier E-Bike Festival, Nicolas Hale-Woods est convaincu d’assister à une transformation sociétale. «Il y a du monde dans les rues. Il y a de la vie. Je n'avais pas vu des stations aussi animées en été depuis très longtemps, peut-être depuis les débuts du VTT et du parapente.»

A l’ère du vélo-boulot-bobo, l’E-Bike est devenu une sorte de totem. L’ancien professionnel Steve Morabito, aujourd’hui directeur de Vélo Evolution Consulting, confirme: «La popularité de l'E-Bike, mais aussi la création d'infrastructures en lien avec cet essor, la prise de conscience que les gens doivent être fit, moins utiliser leur voiture, sont autant de facteurs qui contribuent à ce boom.»

Haibike est l’un des pionniers de la branche. Il a commencé avec des vélos de ville. Aujourd’hui, le VTT électrique représente la majorité de son chiffre d’affaires. Pas n’importe quel VTT: le plus cher et le plus performant, le tout-suspendu. «Le marché suisse est très différent des autres, sourit Steven Jonkheere. Il y a un pouvoir d'achat et des montagnes que l'on ne retrouve pas forcément partout.»

Fabrice en action avec son velo electrique dans le Bikepark lors de la premiere edition du Verbier E-Bike festival le mercredi 14 aout 2019 a Verbier dans le Val de Bagnes. (KEYSTONE/Jean-Christophe B ...
Le VTT tout-suspendu en action.Image: KEYSTONE

Steven Jonkheere décrit des clients à l’avant-garde, profondément sportifs et/ou rouleurs de mécanique. En station, on ne frime plus forcément en Porsche Cayenne. «Des gens achètent un E-Bike dernier cri pour aller chercher le pain le dimanche matin. Je les compare volontiers aux propriétaires de 4x4 qui ne sortent jamais des villes: il y a un côté life style évident. D’ailleurs, nous n’avons plus qu'une faible demande pour le vélo électrique de route. Les Suisses veulent des VTT tout-suspendu.»

Le ski de l'été, vraiment?

«Le bike est devenu essentiel à toute une économie en difficulté, constate Steven Jonkheere. Certaines stations font tout pour ouvrir à l’année.» «D’autres… pas, rigole Nicolas Hale-Wood. Elles gagnent tellement d’argent avec le ski qu’elles préfèrent partir aux Caraïbes. Je ne citerai pas de noms mais certains lieux huppés ne font rien pour l’E-Bike. Les autres ont compris les avantages qu’ils avaient à en tirer: ils restent attractifs dix mois sur douze, ils créent de nouveaux métiers, ils engagent du personnel à l'année, ils fidélisent la clientèle. C'est toute la dynamique d’une station qu'ils modifient.»

Ein Mountainbiker ist unterwegs mit einem E-Mountainbike, am Freitag, 7. Oktober 2016, am Flueelapass in Davos. Nach der Elektrifizierung gaengier Fahrraeder erfreuen sich nun auch vollgefederte, berg ...
La conquête des grands espaces, sur des sentiers néanmoins balisés.Image: KEYSTONE

Ludo May peut en témoigner. Guide et concepteur de parcours VTT, il a vu son Val de Bagnes changer: «Il y a 15 ans, on croisait quelques riders l’été mais on était souvent seuls. En automne, c’était mort. Aujourd’hui, les touristes roulent jusqu’à fin octobre. Les remontées mécaniques tournent et les bike-park sont entretenus comme des pistes de ski.»

Nicolas Hale-Woods est persuadé que le VTT électrique deviendra l’alter ego du ski alpin. «Bien sûr, les patrons de Téléverbier me répondront qu’ils font 44 millions de chiffre d’affaires en hiver et 1,5 millions en été. Ce n’est pas demain que le VTT détrônera le ski. Mais nous devons garder une vision panoramique et considérer l’apport du bike pour toute une station: les restaurateurs, les hôteliers, les commerces.»

Pour le vérifier, direction Médran Sports, un magasin de ski et de vélo. A 65 ans, André Filliez, dit Dédé, assiste au grand remplacement: «Je fais 70% de mon chiffre d'affaires en été et 30% en hiver. Il y a quelques années, c’était exactement le contraire. On ne travaillait que quatre mois sur douze et on ne vendait pratiquement que des skis.»

Retour au Vieux Verbier où Marie-Hélène de Torrenté rappelle que la station est essentiellement constituée de «propriétaires, des familles présentes depuis plusieurs générations. Au restaurant, on les entendait dire qu’il n’y avait rien à faire l’été. Ils partaient à Marbella et on ne les revoyait plus avant décembre. Pour nous, c'était l'enfer. On n’arrivait plus à vivre uniquement de l’hiver. Et je ne parle pas de la difficulté d’engager du personnel saisonnier. Avec le bike, mais aussi avec la chaleur, les propriétaires commencent à revenir en été. Les enfants qui skient ensemble se retrouvent pour rider. La station revit. Et nous aussi.»

People taking a break and charging their E-Bike (Mountainbike) at the "Cabane Marcel Brunet" during a press tour of the "discovery trail", backdroped of mountains of the Swiss Alps ...
Une buvette d'alpage par un beau dimanche de juillet.Image: KEYSTONE

Celle qui fut également une élue de la commune de Bagnes rappelle qu’à Verbier, la population «est très sportive, même les gens fortunés. D’ailleurs, il ne reste plus qu’un seul dancing dans toute la station. La plupart des skieurs sont couchés à minuit pour être en forme à la première benne du matin. On avait besoin d’une autre activité pour l’été.»

La station se transforme. Au Mirabeau, officiellement labellisé «bike hotel», Sylvie Carlucci, dit Bibi, a transformé une partie de son parking à voitures en local à vélo. «Nos clients nous demandent une pièce fermée à clé, avec des outils. Ils veulent pouvoir nettoyer leurs vélos. Toutes ces structures nécessitent de l’espace et un investissement conséquent. Mais grâce au vélo, électrique ou non, nous sommes ouverts de mai à novembre. L'hôtel ne dépend plus du ski.»

Evolution rapide de la technologie... et des prix

Dédé Filliez ne prétend pas le contraire. Pionnier du secteur, il est arrivé avec les premiers moteurs bioniques il y a 14 ans. Après leur faillite, il est passé à l’électrique. «J’avais placé des chargeurs dans tous les restaurants de montagne, pour que mes clients puissent remplir leur batterie.»

Deux phénomènes ont accéléré l’essor de l’E-Bike, selon Dédé Filliez: «Le moteur Bosch et le Covid. A Verbier, où il y a peu d’hôtels mais beaucoup de propriétaires, de nombreuses personnes sont venues passer le confinement. Mais elles s'embêtaient. Alors elles ont commencé à louer des E-Bike et depuis, ça n'arrête pas de grimper (sic).»

En 2021, Médran Sports a vendu 270 VTT électriques, dont 70 rien que… en hiver. «Pour le même chiffre d’affaires, nous aurions dû vendre 500 paires de skis. Impensable!» En été, Dédé propose 40 VTT à la location, dont une trentaine tournent quotidiennement au prix de 100 francs pièce. «Faites le calcul, sourit le patron. L’électrique a révolutionné le vélo comme le carving a relancé l’industrie du ski. Désormais, j’emploie huit personnes en l'été et six l'hiver. Le magasin ne ferme pratiquement jamais. Le week-end dernier, j’ai refusé 200 demandes de location.»

Ses clients ont des profils relativement classiques pour Verbier: «Ceux qui possèdent un chalet à 10 millions achètent tous un e-bike dernier cri. Clairement. Sinon, mes clients sont des quadras très sportifs et des jeunes, énormément de jeunes. Parfois aussi des gens qui avaient arrêté le vélo.»

Sous l’effet d’une demande élevée dans le haut de gamme, les développements technologiques s'accélèrent. Un E-Bike est bientôt aussi cher qu'une petite voiture. «Le prix des matériaux a explosé, et pas uniquement en raison de la pénurie, explique Dédé Filliez. J’ai ici un vélo en carbone à 16 000 francs. Les autres coûtent entre 7000 et 9000 francs.»

Le Pivot Shuttle à 12'775 euros.
Le Pivot Shuttle à 12'775 euros.

Marque phare du secteur, Bosch développe un nouveau système d’ABS pour les freinages d’urgence, notamment sur les pentes raides ou en gravier. Testé et approuvé: même en serrant la poignée comme un tube de mayonnaise, la roue avant file droit. Tous les riders n’aiment pas l’ABS, notamment les adeptes du «nose wheeling» (rouler sur la roue avant) et des freinages violents. «Mais ce système permet aux débutants de prendre confiance», argumente-t-on chez Boesch, qui fournit aussi des antivols, des traceurs et des moteurs intelligents.

Sport de riches? Nicolas Hale-Woods pense au contraire que les E-Bike seront toujours plus performants dès l'entrée de gamme. «Pour 3000 euros, des grandes enseignes proposent déjà de très bons vélos.»

Steven Jonkheere prédit que l’évolution est entre les mains des ingénieurs, ceux de «Bosch ou de Shimano qui construisent des cadres en carbone, des moteurs toujours plus compacts, des batteries toujours plus durables. On assiste à un développement irrationnel de l’E-Bike, stimulé par une exigence folle. Les consommateurs nous demandent quelle est l’autonomie d’un vélo, une question qu’ils ne posent jamais quand ils achètent une voiture à essence.»

«Le prochain grand cap, selon Steven Jonkheere, sera une nouvelle technologie qui doublera la capacité des batteries sans en changer le poids. Reconnaissons-le, nos boîtiers de 750 Wh ne rendent pas le vélo plus agréable et maniable.»

Un passage du Tour du Mont-Blanc, où chaque kilo a son importance.
Un passage du Tour du Mont-Blanc, où chaque kilo a son importance.

Dans la rue centrale de Verbier, quand certains regardent passer les filles, Steven Jonkheere mâte les beaux vélos: «Nous avons vendu les premiers VTT électriques il y a dix ans. Quand nous sommes arrivés avec notre moteur, nous avons senti une grosse négativité. Mais l'E-Bike a changé tout le business du vélo. Regardez ces engins: ils sont magnifiques. Mais dans dix ans, on en verra des bien plus sophistiqués encore…»

Attention dangers

Steven Jonkheere ne s’en cache pas: «Il y a un trend et on ne l’arrêtera pas. Tous ces vélos en circulation continueront de rouler. Mais ne soyons pas naïfs: le succès de l'E-Bike pose de vrais défis en termes de cohabitation avec la nature, les paysans, et les randonneurs. Un engin d’une puissance de 250 watts, avec des pneus très profilés, nettoie tout le chemin. Il laisse forcément des traces.»

Ludo May partage ce point de vue: «En Suisse, nous avons un grand réseau de sentiers pédestres. Souvent, la cohabitation avec le bike ne posera aucun problème. Mais sur certains tronçons, ça ne marchera pas. Là où il y a des promeneurs, des vaches, des fils et des propriétés privées, nous devrons envisager de séparer les flux. Construire des sentiers réservés au bike et les homologuer.»

«Je rentre du Canada où des endroits sont aménagés intégralement pour le vélo. Mais la Suisse n’est pas aussi vaste. Le boom de l’e-bike nous obligera à nous adapter»
Ludo May

Le VTT tout-suspendu est un vrai montagnard. «Rapide, technique, 20 à 30 kilos entre les jambes, décrit Steven Jonkheere. Mis entre les mains d’un débutant ou d’une tête brûlée, il y a un risque de situation conflictuelle avec les autres activités. Piétons et E-Bike, selon moi, forment un mauvais mixe. Les collisions peuvent ressembler à un accident de moto. Je cite souvent l’exemple de Lenzerheide qui a créé des écoles de VTT et des circuits dédiés en concertation avec les fermiers, les guides.»

Ludo May estime que parmi les cyclistes, «5% ne font pas attention aux piétons». D’autres surestiment leurs capacités. Les parcours qu’il crée sont pourtant libellés très simplement, de la même façon que le ski alpin:

  • Vert: débutants
  • Bleu: sentiers accessibles aux 4x4
  • Rouge: sentiers divers
  • Noir: sentiers alpins dont certains ne dépassent pas 50 cm de large, dénivelé, épingles, secteurs de marche

Cette graduation intègre tout à la fois «l’effort physique, la difficulté techniques (pierriers, racines), l’exposition (vide) et la déclivité (de haut en bas et vice-versa, contrairement au ski alpin). Dans tous les cas, il s’agit de tenir en équilibre sur le vélo», insiste Ludo May.

Démonstration.
Démonstration.

Puis vient le hors-piste, forcément... «Le pilotage d'un E-Bike ressemble beaucoup au freeride, témoigne Nicolas Hale-Wood. Quand la tête a repéré une ligne et décide de la prendre, le corps suit. On retrouve aussi cette même sensation de contact avec la nature, de repérage, d'adaptation, de conquête des grands espaces.»

«Il y a un esprit freeride, appuie André Filliez. On me demande parfois des coins méconnus. Cela dit, 80% de mes clients roulent sur des chemins en gravier, dans le but de faire un petit tour ou de rejoindre un restaurant de montagne.»

«Comme avec le hors-piste, il y a forcément des imprudences, admet Steven Jonkheere. Mais à la différence du ski, si tu es bloqué dans une pente très engagée, tu ne peux pas porter ton vélo sur les épaules. Tu dois le savoir.» «En général, les gens qui s’aventurent sur des sentiers impossibles ne font pas deux fois la même erreur...», sourit Ludo May.

Le guide est persuadé que les flux resteront maîtrisés et «les dégâts gérables», mais ils nécessiteront «des aménagements supplémentaires». Au contact du monde politique, Steve Morabito reconnaît qu'il existe des discussions pour faire payer l’usager, «sous forme de taxe ou de vignette VTT. L'argent permettrait de financer la création et l'entretien de sentiers.» Quoi qu’il en soit, les vaches ne marcheront plus jamais seules.

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