C’est une révolution: Kamiela Valieva a réussi un quadruple saut, très exactement deux, dans l’épreuve par équipe des Jeux olympiques. Ce prodige au minois un peu boudeur, un peu tiraillé, n’a que 15 ans. Pour sa première saison chez les seniors, elle a déjà battu trois records du monde de points (programmes court, libre et score total) et reste invaincue.
Eric Lehmann a vécu plusieurs mois à Moscou, dans l’antre du CSKA, où il a inscrit sa fille Yoolmi, un ex grand talent du patinage suisse. «Nous avons vu comment ces patineuses travaillent: on ne peut pas dire que le quadruple saut de Valieva soit une surprise. Mais j’avoue que je suis estomaqué: je n’aurais jamais cru une telle performance possible.»
Les Russes font tourner les têtes, et ce n’est pas fini: les spécialistes prédisent déjà qu’Alexandra Trusova, 17 ans, passera cinq quadruples sauts (des quad, dans le jargon) au concours individuel, où un triplé russe paraît inéluctable.
L’ancienne patineuse Brigitte Balmain, actuellement professeure au Club de patinage de Sion, est admirative. Mais elle peine à cacher un certain malaise: «Il y a un moment que les Russes sont focalisés sur les quad. Ces petites demoiselles enchaînent les rotations, et encore des rotations, et encore des rotations… Elles y passent leurs journées. On les envoie dans les airs et on leur dit: "Vas-y, tourne".»
En tant qu'éducatrice, Brigitte Balmain est particulièrement sensible au destin des autres, celles qui ne finiront jamais sur la photo. «Nous voyons les médailles sur Instagram, les jeunes filles qui triomphent, mais pas le déchet qu’il y a derrière ces succès. On ne parle pas des carrières brisées, des chutes, des problèmes psychologiques.»
Elizabet Tursynbaeva fut la première patineuse à réussir un quadruple saut en compétition internationale seniors. Elle avait 19 ans. Deux autres années ont passé avant qu’elle ne mette un terme à sa carrière. «Problèmes de dos», a-t-elle communiqué.
Après son immersion au cœur du système russe, Eric Lehmann en garde une certaine fascination.
«Un quartier entier de Moscou est réservé aux athlètes du CSKA. On y trouve tous les sports: le patinage, mais aussi le football, le hockey, le basket, etc. Pour le patin, le club est allé chercher une surdouée à 2500 kilomètres de Moscou, alors qu’elle n'était pas encore âgée de 3 ans. Alexeï Mischin, le plus grand entraîneur russe, a pratiquement adopté cette enfant, puis l'a conduite au titre mondial. Les meilleures passent entre les mains de nombreux professeurs avant d'arriver en compétition où, à nouveau, elles sont confiées à cinq-six entraîneurs: un pour le saut, un pour la chorégraphie, un pour le patinage, etc.»
Aujourd’hui président du Tribunal arbitral de Swiss ice skating, Eric Lehmann avoue un conflit d’intérêt que sa conscience peine parfois à arbitrer: «A l'observer sur la glace, le patinage russe est magnifique. En dehors, il faut bien reconnaître qu’il laisse peu de place aux études et au développement personnel. Ces jeunes patineuses sont quasiment professionnelles.»
Le modèle est basé exclusivement sur la performance, selon les canons habituels de la réussite. Eric Lehmann note que «le coach principal du CSKA Moscou roule en Porsche Panamera». Mais aussi: «A partir du moment où un enfant est intégré au club, tous les frais sont pris en charge. En Suisse, ma fille devait payer l’entrée à la patinoire.»
Alexandra Trusova est devenue la première femme à cumuler un quadruple boucle piqué (toe loop), un quadruple lutz et un quadruple flip au cours du même programme; mais jamais en compétition, ou pas encore... Ces JO doivent la propulser parmi les pionnières du sport féminin. Si elle échoue, la Russie a encore «une flopée de talents en attente», prévient Eric Lehmann.
«Malheureusement, on prend toujours les vainqueurs comme point de repère. Or je ne vois pas comment nous pourrions nous inspirer du modèle russe, soupire Brigitte Balmain. La plupart de ces filles ne vont pas à l’école. Elles patinent pendant des heures et des heures. Franchement, avec de tels exemples, je ne sais pas où l'on va. Pour nous, les professeurs, il sera difficile de faire comprendre aux enfants qu’ils doivent aussi apprendre à patiner, assimiler les bases, et pas seulement sauter.»
Sans intervention(nisme) des règlements, le patinage pourrait évoluer vers un style que Peter Grütter, aux Jeux de Turin déjà, comparait un peu à du concours hippique, en une succession cadencée d’élans et de sauts. «Il y a 2-3 ans, la dimension artistique était nettement plus présente, observe Brigitte Balmain. On avait retrouvé des profils plus complets de patineuses techniques et physiques.»
«Avec Kamiela Valieva, nous n’avons pas affaire à une puce sauteuse comme le sont certaines Japonaises, nuance Eric Lehmann. Cette patineuse a une grâce absolument extraordinaire. Je pense aussi que les Américains sont capables de rivaliser avec les standards russes. Les Coréens et les Japonais y arrivent presque. In fine, il est vrai que ces quatre nations ont pris une avance considérable sur leurs concurrentes. Nous parlons quasiment d'un autre sport.»
Sur ce point, Brigitte Balmain n’a aucun doute: «Non seulement les Russes passent leurs sauts, mais c’est beau à voir, tout est nickel. Si vous m’aviez prédit des quad chez les filles il y a encore dix ans, je ne vous aurais pas cru. Absolument pas. Jamais! Mais je le répète: pour ces championnes que l’on admire aux JO, combien d'échecs, quel déchet que l’on ne verra jamais?»