Posez-vous cinq minutes sur un banc public, juste pour le plaisir d'observer l'immense palette de coureurs: de la sprinteuse à la silhouette élancée et à l'aisance insolente, au sexagénaire ankylosé dont la grimace transpire la difficulté, en passant par les deux copines qui se serrent les coudes pour un footing après le boulot.
Il y a ceux qui papotent, ceux qui souffrent, ceux qui méditent. Ceux qui courent en bande et ceux qui ne jurent que par la solitude. Ceux qui affichent avec fierté leur nouvelle paire de Nike rose fluo ou ceux qui, à l'inverse, ont enfilé un t-shirt au hasard avant de se mettre en jambes. Leur seul point commun? Courir, certes, mais aussi:
Peu importe la manière dont on entre dans ce sport, il faut passer par plusieurs étapes avant de se faire plaisir, avant de parvenir à cette forme d'abandon.
La pratique du running en public, au vu et au su de tous, n'a donc rien d'anodin, car elle révèle un peu (voire beaucoup) de soi:
Du coup, comme pour la sortie en boîte du samedi soir, «on montre qu’on est fit, beau, spectaculaire. On marque sa place dans l’espace, poursuit le spécialiste. Courir, c'est une forme de démonstration de soi. Certains corps sont en démonstration par leur tenue vestimentaire, d’autres parce qu’ils ont une foulée terrible.»
Une image de soi où style et vêtements jouent un rôle non-négligeable. En particulier lorsqu'on fait son entrée dans l'arène (ou dans le bois de Vincennes). «Il y a une question de style qui s’est posée très vite dans le domaine du running.»
A commencer par le nom-même de la pratique. Maintenant, on ne dit plus «jogging», c’est ringard! Au-delà de l'appellation, le style vestimentaire du runner a aussi passablement évolué. Il n'y a pas si longtemps, les joggeurs qui s'entraînaient dans les parcs publics trimballent une image de coureur de cross des années 50. Notre spécialiste Patrick Mignon enfonce le clou: «C'est vrai, il y avait un côté plouc.»
Tout change à la jonction des années 80 et 90: la pratique se popularise, se féminise, rajeunit. Entraînant avec elle de nouveaux looks, des couleurs plus flashy et des éléments de look distinctifs, en fonction de son âge ou son groupe social.
«Aujourd'hui, courir, c'est l'affirmation d'un style de vie», affirme le sociologue. Un exemple? L'ascète. Il ne pas se barioler. En adéquation avec son physique souvent très sec, il va conserver une allure sobre.
Mais alors, que dit notre foulée de notre état d'esprit ou de notre moral? Pour Patrick Mignon, le lien n'est pas encore établi: «Avoir le coeur léger ne rime pas forcément avec la légèreté des jambes».
Inversement, dans le cas de certains grands passionnés qui affichent une très belle foulée, on frôle l'addiction. On connait tous cet accro, qui, quand il ne court pas, ne va pas bien: «Dans ce cas, la pratique n'a plus rien de léger, même si la personne donne l’impression d’avoir beaucoup d’aisance», conclut Patrick Mignon.
Un constat partagé par son confrère, le sociologue Olivier Bessy:
«Notre foulée est consubstantielle à notre rapport au corps. Une personne élégante dans la vie aura peut-être plus de facilité à avoir une foulée élégante, alors quelqu’un de plus bourrin pourrait avoir une course plus laborieuse.»
Toutefois, difficile de procéder à de tels raccourcis. La foulée peut refléter le psychisme du coureur, son état d’être, comme elle peut beaucoup en différer. Aucune certitude en la matière.
Les deux experts s'accordent sur une chose: si la foulée témoigne bien de quelque chose, c'est de la difficulté que représente l’exercice... ou pas. «La foulée traduit une aisance par rapport à son entraînement et à sa pratique. Si on observe une forme de légèreté, c’est probablement dû au fait que l’exercice devient léger», complète Patrick Mignon.
Avant d'achever la discussion par un constat implacable: «La foulée nous apprend surtout une chose: il y a des gens qui ne savent pas courir».