La star du cyclisme féminin suisse mène «une vie absurde»
Elle a remporté le Tour de Suisse et deux étapes, triomphé sur le Tour de Burgos, terminé deuxième à la Vuelta et au Giro. Marlen Reusser (33 ans) vit déjà la meilleure saison de sa carrière, malgré des soucis de santé récurrents. Ce week-end, la Bernoise vise désormais une médaille aux Championnats du monde à Kigali, la capitale du Rwanda.
Sa préparation, elle l’a faite au col de la Bernina (GR), dans une petite chambre où elle s’est concentrée sur l’essentiel: s’entraîner, manger, dormir – et lire entre-deux. Nous l'avons rencontrée dans les Grisons, avant qu'elle ne s'envole pour l'Afrique.
Plus jeune, vous disiez: «La vraie limite est dans la tête. Tout est une question de volonté». Mais en tant que médecin, vous savez que le corps a ses propres limites…
MARLEN REUSSER: Jeune, j’avais une vision très différente de ce qui mène au succès en endurance. J'avais lu un article à propos d'athlètes qui s’entraînaient dans un sous-sol, douze heures devant un mur blanc. J’ai dévoré ces histoires, et je m’étais mis en tête qu’il fallait forcément se martyriser pour réussir. Je me poussais alors jusqu’à l’extrême. Aujourd’hui, je ne le fais plus de cette façon.
Donc ce n’est pas seulement une question de mental et de volonté?
Non, je ne dirais plus ça. Attention, le mental reste crucial. Mais pas forcément comme on l’imagine. Ce n’est pas tant la compétition que l’entraînement: il faut être disciplinée et régulière. Bien sûr, il faut parfois serrer les dents. Mais au final, c'est celle qui est la plus en forme qui gagne.
Et vous, vous faites souffrir votre corps à l’entraînement?
Pas tant que ça. Il existe différentes philosophies. Mon premier coach, Bruno Guggisberg, m’a entraînée de façon extrêmement dure. Quand je suis passée chez Marcello Albasini en 2021, il m’a dit: «Tu as eu de la chance jusqu’ici, car les séances vraiment dures commencent maintenant». Et effectivement, avec Albasini aussi, on a travaillé sur des intensités extrêmes.
Et avec votre entraîneur actuel – et compagnon – Hendrik Werner?
Sa philosophie, c’est de ne jamais presser le citron jusqu’au bout. Il me donne des séances que je peux toujours accomplir, sans me cramer complètement. Moi, je viens d’une mentalité où il fallait toujours aller au-delà, franchir les limites pour progresser. Ça a mené à beaucoup de discussions entre nous, surtout au début.
Le succès semble lui donner raison.
On dirait bien. Même si on ne peut jamais savoir avec certitude si une autre approche n’aurait pas donné encore plus de résultats. Je m’entraîne dur, mais plus comme il y a dix ans. Ce que j’ai fait à l’Alpenbrevet en 2015, c’était absurde. J’ai même perdu connaissance.
En pleine course?
Oui. Je n’y connaissais rien, je m’étais mal alimentée, il faisait 32 °C, j’étais totalement déshydratée. Je sentais bien que la lumière s’éteignait, mais je n’ai pas pris ça au sérieux. Jusqu’à ce que je me retrouve allongée, épuisée, dans un fossé. J’ai été vraiment très dure avec moi-même.
Vous menez une vie ascétique, rythmée par «s’entraîner, manger, dormir». A 22 ans, vous disiez qu’il fallait être très bien avec soi-même et aimer la solitude. Faut-il être une vraie solitaire pour une vie comme ça?
Pas forcément. Mais c’est une vie complètement particulière, presque absurde. Je pense que l’être humain est fait pour fonctionner dans un tissu social, pour y jouer son rôle. Moi, j’y échappe. Je ne fonctionne pas vraiment dans un groupe social.
Vous aimez cette vie?
Oui, je l’apprécie, et j’aime être mon propre projet, ma propre patronne. Si je me plante, j’assume. J’aime être seule, être disciplinée, ça fait partie de moi. Mais c’est une vie abstraite. Je ne veux pas la mener éternellement.
Qu’entendez-vous par là?
Il y a des moments où je préférerais travailler dans une crèche ou une maison de retraite, juste être parmi des gens. Ça me manque parfois. Mais c’est normal, on ne peut pas tout avoir, le beurre et l’argent du beurre. Et je ne veux pas me plaindre…
C’est un sacrifice?
Non, pas du tout.
Et vivre en Andorre, loin de chez vous, de votre famille, de vos amis, vous ne le voyez pas comme un sacrifice?Non, pas du tout. Pour l’instant, j’ai consciemment choisi ce projet, parce qu’il me motive. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des moments de doute. Mais pour l’instant, ce projet me convient.
Aujourd’hui, la Bernoise fait partie des meilleures cyclistes du monde: triple championne d’Europe du contre-la-montre, vice-championne olympique en 2021 et vice-championne du monde en 2020. Elle a remporté deux fois le Tour de Suisse (2023 et 2025) et a terminé deuxième du Giro d’Italia cet été. Depuis cette année, Marlen Reusser court pour l’équipe espagnole Movistar et vit en Andorre.
Et le fait que vous ayez à peine des pauses, puisque la saison dure de janvier à octobre ?
C’est très intense. L’an dernier, j’ai eu une pause forcée à cause du Covid long. Finalement, ce n’était pas que négatif. Je suis revenue avec un nouvel élan, comme si on m’avait offert une nouvelle vie.
Et vous feriez quoi?
Aucune idée! (elle rit)
Aujourd’hui, toute votre vie tourne autour du calendrier des courses, de l’entraînement, des tests de performance. Or vous avez commencé le vélo pour penser à autre chose.
Oui, à l’époque le vélo était une distraction. Aujourd’hui, c’est mon métier. Désormais, je suis contente quand je peux faire autre chose. Peut-être qu’on peut comparer ça à la musique, à la danse ou à la gym.
Vous avez dit un jour: «Sur le vélo, j’ai connu des moments où je me suis dit: "Je pourrais mourir maintenant." Pas dans un sens suicidaire. Mais j’étais heureuse, je n’avais jamais été aussi proche de moi-même.» Vous ressentez encore ça?
Mon rapport au vélo a beaucoup changé depuis que c’est mon métier, ma source de revenus, avec la reconnaissance et le statut qui vont avec. Mais en ce moment, j’arrive encore à garder du plaisir. C’est pourquoi je suis convaincue que, même après ma carrière, je continuerai à faire énormément de vélo. J’aime toujours ça.
Vous avez joué du violon, étudié la médecine, fait de la politique. Maintenant vous pédalez, vous travaillez surtout avec votre corps. Comment stimulez-vous votre cerveau?
Bonne question. Avant, mon quotidien était très cérébral, donc j’avais besoin du physique. Mais à ce niveau-là, quand on s’entraîne si intensément, ça vide la tête et le corps. Résultat: je n’ai pas forcément envie de me pousser encore intellectuellement.
Vous n’avez plus couru depuis votre abandon au Tour de France dès la 1ère étape, le 26 juillet (à cause de problèmes gastro-intestinaux). Comment vous sentez-vous?
Dès que j’ai recommencé à m’entraîner un peu, Hendrik a eu une grosse grippe que j’ai attrapée aussi, alors que je n’étais pas encore totalement rétablie. Du coup, j’ai passé de nouveau une partie d’août au lit.
Et quelles perspectives avez-vous pour les Championnats du monde au Rwanda?
Évidemment, j’aurais préféré arriver autrement. Mais même à 95 %, je reste une cycliste très rapide. Je n’ai pas du tout l’intention de jeter l’éponge.
Votre priorité: le contre-la-montre ou la course en ligne?
Les deux. Même si je me concentre surtout sur le contre-la-montre.
C’est votre première course en Afrique. Qu’est-ce que ça change?
Pour les gens sur place, pour le pays et pour le public, le décor et l’atmosphère sont importants. Mais pour moi, en tant qu’athlète, ce sont surtout les aspects pratiques qui comptent: l’état des routes, les conditions climatiques. On n’est pas là pour faire du tourisme ou prendre des vacances. Malheureusement.
Adaptation en français: Yoann Graber